Monday, September 1, 2025

Puissance visuelle, récit global : Montréal accueille le 18e World Press Photo - 27 août au 13 octobre 2025

World Press Photo de l'annéeMahmoud, 9 ans, grièvement blessé à Gaza, a été évacué au Qatar où il réapprend à vivre sans bras. Il fait partie des rares enfants soignés à l’étranger. Le conflit a causé des milliers d’amputations et surchargé le système de santé local, laissant des milliers de blessés sans soins adaptés. Photographe : Samar Abu Elouf
 

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À première vue, entrer dans le Marché Bonsecours entre la fin août et la mi-octobre, c’est pénétrer dans une agora visuelle où l’humanité se dévoile sans fard. La 18e édition montréalaise du World Press Photo Montréal, inaugurée le 27 août 2025, n’est pas simplement une vitrine d’images primées : c’est une convocation de notre conscience collective. Chaque photographie fonctionne comme un sismographe, enregistrant les secousses de notre époque — guerres, déplacements, effondrements, renaissances, instants de grâce.

Cet automne, Montréal accueille donc non seulement une exposition, mais un rituel : celui du regard. Le regard insistant, lucide, qui refuse d’oublier. Comme l’a souligné Joumana El Zein Khoury, directrice exécutive de la World Press Photo Foundation« Nous vivons dans un temps où il est facile de détourner les yeux, de défiler sans fin. Ces images ne nous le permettent pas. » Le Marché Bonsecours devient ainsi une forteresse contre l’amnésie.

Haïti est ravagé par la violence des gangs, qui contrôlent de vastes territoires. Depuis l’assassinat du président Moïse, la crise politique s’aggrave. Malgré des tentatives de transition politique, l’instabilité persiste. Les civils, journalistes inclus, sont pris pour cibles. La population vit dans une insécurité extrême, comparable à un conflit armé. Photographe : Clarens Siffroy

Clarens Siffroy : un témoin de l’abîme

Cette année, le nom qui résonne avec une intensité particulière est celui de Clarens Siffroy, jeune photojournaliste haïtien de 24 ans, lauréat du prix 2025 pour l’Amérique du Nord et centrale. Son projet Crisis in Haiti, produit avec l’AFP, documente l’effondrement social et la violence qui traversent Port-au-Prince. Ses clichés ne cherchent pas l’effet dramatique : ils portent la lourdeur d’une intimité volée à la tragédie.

Siffroy, formé à la VII Academy, passé par l’Eddie Adams Workshop et désormais membre de Diversify Photo, appartient à cette nouvelle génération de témoins qui refusent la neutralité confortable. Son travail témoigne d’une certitude : montrer, c’est agir. Dans ses images, les spectateurs découvrent à la fois la désespérance et l’obstination des Haïtiens à vivre malgré tout. On n’y lit pas seulement la violence, mais aussi l’insolence de la survie. En cela, ses photos incarnent le thème central du World Press Photo : la fragilité, mais aussi la vitalité de notre humanité commune.

Le Québec mis en perspective : un dialogue intérieur

Si l’exposition est mondiale, l’édition montréalaise se distingue par sa capacité à se retourner sur elle-même, à réfléchir son propre visage. On y retrouve une série de satellites locaux qui ajoutent à la résonance internationale une profondeur intime.

  • Kim Lévesque-Lizotte propose Elles, au cœur du Québec, une carte blanche où Antoine Desilets a immortalisé des femmes qui ont façonné la société québécoise. Janette Bertrand, Clémence DesRochers, Pauline Julien, Diane Dufresne : leurs visages photographiés résonnent comme un chœur de pionnières. Loin d’être un simple exercice nostalgique, cette série rappelle combien la mémoire féminine irrigue le présent.

  • Antoine en trois temps, triple hommage à Desilets — souvent qualifié de père du photojournalisme québécois — articule histoire et mémoire. De son célèbre Ça grève les yeux à l’installation extérieure Fragments d’histoiresur la rue de la Commune, c’est tout un pan de la culture visuelle québécoise qui se trouve inscrit dans la continuité de la grande conversation mondiale.

  • Enfin, Regards sur la pauvreté au Québec, conçu par le professeur Normand Landry (TÉLUQ), ose un déplacement du regard. Ses 30 photos ne sont pas un plaidoyer misérabiliste : elles demandent de voir autrement, d’affronter les stéréotypes persistants qui collent à la pauvreté et orientent encore le débat public.

Ces volets locaux, en résonance avec les finalistes du Prix Antoine-Desilets et la sélection Perspectives essentielles de La Presse, ancrent l’exposition dans un double mouvement : voir le monde à travers le Québec, et voir le Québec à travers le monde. Montréal devient un nœud de connexions.

Regards sur la pauvreté au Québec, conçu par le professeur Normand Landry (TÉLUQ), ose un déplacement du regard.

Le 70e anniversaire : la mémoire comme matière vive

Cette édition est marquée d’un sceau particulier : le 70e anniversaire de World Press Photo. Pour l’occasion, une installation rassemble les 70 photos lauréates depuis 1955. Ce mur est une fresque de mémoire, un palimpseste d’événements : guerres du Vietnam et d’Irak, révolutions, catastrophes, triomphes sportifs, moments de grâce.

Regarder ces sept décennies, c’est prendre conscience de la fonction essentielle du photojournalisme : il ne se contente pas de capter l’instant, il tisse la trame d’une mémoire collective. Dans un monde saturé de flux numériques éphémères, cette rétrospective agit comme un antidote à l’oubli programmé.

Le faux et le vrai : une pédagogie du doute

Autre élément marquant : l’exposition Décrypteurs de Radio-Canada. Elle déplie les mécanismes de la désinformation, explique comment détecter les fausses images, et révèle la plasticité inquiétante du réel à l’ère des manipulations numériques. Cette section, à la fois pédagogique et interactive, rappelle que le pouvoir des images est ambivalent : elles peuvent éclairer autant qu’induire en erreur.

L’inclusion de ce dispositif critique est une manière subtile de dire : croire à la force du photojournalisme ne doit pas conduire à la naïveté. La foi dans les images doit être accompagnée d’un scepticisme méthodique. Une dialectique nécessaire.

Une radiographie de notre espèce

Au total, la compétition 2025 a reçu plus de 59 000 clichés, soumis par 3 778 photographes de 141 pays. Sur cette masse, un jury international a choisi les images qui composent cette constellation visuelle. Comme l’a formulé le Québécois Charles-Frédérick Ouellet, juré cette année : « Ce sont des radiographies de notre espèce. »

En effet, le visiteur chemine parmi des fragments de ce que nous sommes : protestations au Kenya ou au Myanmar, portraits du pouvoir aux États-Unis et en Allemagne, crises climatiques, migrations, genres en redéfinition. L’exposition révèle un paradoxe : l’humanité est à la fois minée par sa fragilité et animée d’une vitalité irréductible.

Montréal, capitale du regard

Avec plus de 73 000 visiteurs en 2024, Montréal s’impose comme l’une des étapes les plus fréquentées du circuit mondial du World Press Photo. Mais comme l’a rappelé Yann Fortier, directeur de l’édition montréalaise : « La véritable vedette demeure le public — curieux, fidèle, prêt à s’arrêter devant des images puissantes. »

Dans une société où tout conspire à la vitesse, le simple fait de s’arrêter devient un acte politique. Contempler une photo de famine, de joie, de violence ou de tendresse, c’est se soustraire un instant à l’anesthésie numérique. C’est admettre que l’autre — cet inconnu photographié à des milliers de kilomètres — a un visage qui me concerne.

Joumana El Zein Khoury, directrice exécutive de la World Press Photo Foundation a présenté l'exposition.

Conclusion : un appel à la compassion vigilante

Le World Press Photo Montréal 2025 est plus qu’une exposition : c’est un examen de conscience collectif. Il met à nu le Zeitgeist d’un monde fragmenté, mais encore traversé d’élans de solidarité. Chaque cliché impose une pause, parfois douloureuse, parfois lumineuse.

Dans un temps où la vitesse menace de réduire l’expérience humaine à des bribes jetables, cette exposition réaffirme que l’image peut être une ancre. Une ancre dans la tempête, une preuve contre l’oubli, un miroir qui nous force à reconnaître notre vulnérabilité commune.

Peut-être est-ce cela, la véritable fonction de cette 18e édition montréalaise : nous rappeler que la photographie, loin d’être un simple art de la capture, est une pratique de la compassion vigilante. Voir, c’est porter. Et porter, c’est déjà, en partie, transformer.

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LENA GHIO   

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Photos © LENA GHIO2025

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