Friday, December 19, 2025

DOUX JÉSUS de Frédéric Quiring

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Il y a quelque chose de délicieusement paradoxal à regarder Doux Jésus à une époque saturée d’écrans, de notifications et de discours sur l’urgence de tout comprendre tout de suite. Le film de Frédéric Quiring avance à contre-courant, presque à pas feutrés, en proposant une redécouverte du monde à travers le regard d’une femme qui l’a quitté il y a vingt ans. Ce regard, c’est celui de sœur Lucie, incarnée par une Marilou Berry étonnamment fragile, comme débarrassée de toute ironie protectrice. Dès les premières scènes, le film impose une sensation rare : celle de revoir notre quotidien comme un territoire étranger, presque exotique. Il y a là une douceur mélancolique, mais aussi une comédie de décalage qui trouve sa source dans l’étonnement plus que dans la moquerie.

Sœur Lucie n’est pas entrée dans les ordres par ferveur mystique pure, mais par fuite. Un cœur brisé, un monde trop douloureux, et le couvent comme refuge définitif. Vingt ans plus tard, ce retrait volontaire est fissuré par un diagnostic de ménopause précoce, élément narratif à la fois trivial et vertigineux, qui agit comme un rappel brutal du corps dans un univers voué à l’oubli de la chair. Cette irruption du réel biologique dans une vie spirituelle soigneusement ordonnée devient le moteur d’une remise en question silencieuse. Doux Jésus ne filme pas tant une crise de foi qu’un tremblement intime, une dissonance entre ce que l’on a choisi et ce que l’on est devenu.

Sur un coup de tête, Lucie quitte le couvent et se lance à la recherche de Sébastien, son amour de jeunesse, figure fantomatique d’un passé idéalisé. Ce point de départ pourrait annoncer une comédie romantique classique, mais le film bifurque rapidement vers le road movie initiatique. Des Vosges aux chemins de Compostelle, la trajectoire de Lucie épouse celle d’une France à la fois familière et désenchantée, traversée par les signes d’un monde qu’elle ne reconnaît plus. Les nouvelles technologies, en particulier, deviennent des objets quasi magiques, interprétés avec une candeur qui frôle parfois l’absurde, comme lorsque l’assistant vocal de son téléphone est pris pour une voix divine. Le gag est évident, presque trop, mais il révèle aussi notre propre rapport aveugle à ces outils que nous utilisons sans plus les questionner.

Frédéric Quiring construit son film sur cette naïveté arrachée au cloître, multipliant les situations où l’innocence de Lucie se heurte à la brutalité ou au ridicule du monde moderne. Le résultat est inégal. Certains gags font mouche par leur simplicité, d’autres s’enlisent dans une forme de convenu qui affaiblit le propos. La séquence où Lucie est transformée en héroïne de Pretty Woman par un groupe de prostituées, par exemple, semble moins inspirée par une nécessité narrative que par un clin d’œil appuyé à une culture cinéphile partagée. Quiring revendique clairement ses influences, de Sister Act à Forrest Gump, en passant par Thelma et Louise ou Stand by Me, mais ces références restent souvent à la surface, sans être pleinement digérées ni réinventées.

C’est pourtant lorsque le film cesse de vouloir être moderne à tout prix qu’il trouve sa vraie singularité. Lorsqu’il joue avec le vocabulaire religieux, avec l’iconographie biblique, avec cette omniprésence du ciel et du bleu dans le cadre, Doux Jésus devient plus juste, presque poétique. La mise en scène, volontairement classique, multiplie les compositions qui suggèrent une forme de regard supérieur, comme si la caméra adoptait parfois la position d’un Dieu discret, observateur bienveillant mais silencieux. Cette absence de commentaire explicite sur l’Église ou sur la foi, souvent perçue comme une faiblesse, peut aussi se lire comme un choix : Quiring ne cherche pas à juger, ni à dénoncer, mais à laisser ses personnages évoluer dans leurs contradictions.

Marilou Berry porte le film avec un engagement physique remarquable. Son corps devient le terrain même de la comédie, notamment dans ces chocs répétés avec des portes automatiques, hommage assumé à La Chèvre de Francis Veber. Là où le gag pourrait être purement mécanique, l’actrice y insuffle une humanité désarmante, transformant chaque maladresse en rappel de sa vulnérabilité. En contrepoint, Isabelle Nanty compose une mère supérieure autoritaire et chaleureuse, figure d’ordre et de tendresse mêlés, qui incarne une autre manière de douter. Plus ancrée dans la réalité, mais tout aussi désorientée, elle offre au film ses plus belles scènes de dialogue. Entre ces deux femmes, la parole circule avec retenue, sans grands effets, mais chargée de non-dits et de fatigue morale.

Le film n’essaie jamais de se faire passer pour une superproduction. Il n’y a ni effets spectaculaires ni moments de bravoure visuelle. Cette modestie formelle est à la fois sa limite et sa force. À force de se concentrer sur ses personnages, Doux Jésus accepte de ralentir, parfois trop. Certaines scènes semblent suspendues, comme si le récit hésitait à avancer, préférant s’attarder sur des instants qui n’apportent pas toujours une progression dramatique claire. Mais dans cette stagnation apparente se glissent aussi des moments de grâce, de petites épiphanies émotionnelles qui donnent au film une texture singulière, loin de tout cynisme.

La dernière partie, en revanche, peine à maintenir cet équilibre. Les retrouvailles avec Sébastien, embourbé dans une intrigue de braquage aux accents presque burlesques, entraînent le film vers une résolution saturée de clichés sur la rédemption, l’amour et la spiritualité dans un monde en perte de sens. Doux Jésus hésite alors sur ce qu’il veut être : une fable moderne, un récit de révolte intime, ou simplement la chronique d’une quête personnelle. Cette indécision affaiblit la conclusion, qui semble vouloir tout dire à la fois sans oser trancher.

Et pourtant, malgré ses maladresses, le film laisse une impression persistante. Celle d’avoir passé du temps avec des personnages imparfaits, attachants, un peu perdus, comme nous tous. Doux Jésus n’est pas une œuvre révolutionnaire, ni même totalement aboutie, mais il propose une pause bienvenue, une invitation à regarder autrement un monde que nous croyons connaître par cœur. Dans ce décor un peu poussiéreux, presque archaïque, quelque chose se remet en mouvement. Et c’est peut-être là, dans cette hésitation même, que le film trouve sa vérité la plus touchante.

LENA GHIO   

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