| À l'Espace Saint Denis jusqu'au 27 juillet 2025 |
Chicago : un crime, un jazz, une rédemption
Il existe des soirs où l’on se rappelle pourquoi le théâtre musical reste, après tant de siècles, l’art total. Des soirs où la scène s’embrase d’une telle intensité qu’elle fait vaciller nos certitudes. La première de Chicago à l’Espace St-Denis fut de ceux-là. C’était une plongée dans le mythe américain, un miroir cruel et scintillant tendu à nos désirs les plus troubles.
| Photo: Marie-Andrée Lemire |
Au centre, Véronic DiCaire reprend le rôle de Roxie Hart qu’elle avait inauguré en 2003. Elle incarne à la perfection cette anti-héroïne, mélange de Marilyn et de Medusa, dont l’ambition cannibalise la morale. Sa voix limpide, son registre expressif large, son sens du timing comique confirment qu’elle n’est pas qu’une imitatrice prodige, mais une véritable tragédienne de music-hall. Face à elle, Terra Ciccotosto MacLeod est une Velma Kelly impériale. Son numéro « J’peux pas faire ça toute seule » coupe le souffle. Elle danse avec un contrôle absolu, chaque battement de hanche semblant faire trembler le décor, chaque haussement d’épaule insufflant une fierté féline à la scène. MacLeod fait partie de ces rares artistes dont la présence seule élève la production au rang d’événement.
À leurs côtés, Michaël Girard incarne un Billy Flynn aussi séduisant qu’agaçant, véritable prêtresse du droit spectacle, tandis que Neev livre un Amos Hart doux et presque trop transparent – peut-être un parti pris dramaturgique, mais qui laisse parfois le numéro « Monsieur Cellophane » dans un flou émotionnel. Mélissa Bédard, elle, marque ses premiers pas sur scène en Mama Morton avec une puissance vocale à faire vibrer l’ossature du théâtre, même si son jeu dramatique gagnerait en nuance dans les scènes de négociation.
| Photo: Marie-Andrée Lemire |
Il faut dire que la traduction de Manuel Tadros reste un modèle du genre. À l’heure où tant de versions québécoises versent dans l’adaptation facile ou le calque maladroit, Tadros a su préserver la verve, l’humour noir et la poésie urbaine des textes originaux. Les dialogues fusent, les punchlines claquent, le français conserve l’attaque syncopée du jazz et la dérision corrosive du cabaret new-yorkais.
Mais au-delà de ses numéros iconiques – Cell Block Tango, Razzle Dazzle, On s’est jetés sur le gun – Chicago frappe par sa pertinence éternelle. Dans une Amérique où la corruption, le vedettariat judiciaire et la manipulation des masses n’ont jamais été aussi normalisés, ce spectacle agit comme un scalpel. Il nous rappelle que le crime paie, tant qu’il est bien marketé. Que la vérité n’a pas d’importance face à la gloire. Que la justice est un jeu de marionnettes. Roxie et Velma sont des monstres sympathiques : elles exploitent un système corrompu qui les écrasait, révélant la logique implacable du capitalisme moral. La morale est absente, seul le show subsiste.
Bob Fosse, lui, avait compris avant tout le monde que la sensualité pouvait être une arme politique. Ses chorégraphies créent un langage corporel où le désir, la menace et l’ironie coexistent dans chaque articulation. Cette production honore sa vision sans la trahir, rendant hommage à la fois à l’homme et au mythe.
On pourra reprocher à cette reprise un certain manque d’audace scénographique : on sent parfois que l’équipe, prisonnière de l’obligation de fidélité, n’ose pas injecter la créativité proprement québécoise qui pourrait en renouveler la lecture. Mais cette réserve s’efface devant l’exécution parfaite, l’énergie foudroyante et la jubilation collective qui transpirent de chaque note.
| Photo: Marie-Andrée Lemire |
Dans un monde saturé de contenus jetables, Chicago rappelle ce qu’est le grand art populaire : un spectacle qui divertit, qui éblouit et qui dérange. À la fin, alors que le public, debout, rugissait son admiration, je me suis surpris à penser que nous vivons tous à Chicago. Un peu voleurs, un peu vendeurs, un peu coupables, toujours fascinés par la gloire. Mais si c’est cela la condition humaine, alors autant la chanter avec un boa à plumes et un chapeau melon.
Chicago est présenté à Montréal jusqu’au 27 juillet avant de poursuivre sa tournée au Québec et en Outaouais. Il serait criminel de manquer ce bijou du répertoire musical, surtout lorsque ses interprètes, ses musiciens et ses chorégraphes québécois en font un manifeste de beauté et de pouvoir. Reste à savoir si nous avons vraiment changé depuis 1924. À en juger par l’ovation de la salle, il semble que le crime – et la musique – paient encore très bien.
No comments:
Post a Comment