Monday, October 27, 2025

Un simple accident : L’éclat d’une rage clandestine

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La Palme d’or décernée à Jafar Panahi au Festival de Cannes 2025 pour Un simple accident ne couronne pas seulement une œuvre cinématographique magistrale ; elle entérine un acte de résistance d’une audace politique inouïe. Tourné en dépit de la censure, sans la moindre autorisation des autorités iraniennes, ce long métrage se dresse comme un monument furtif, une torche allumée dans l’obscurité persistante d’un régime qui cherche à éteindre l’art et l’esprit critique. Avec une économie de moyens forcée et une tension narrative implacable, Panahi signe le film le plus téméraire de sa carrière, une œuvre qui dépasse la simple dénonciation pour s'aventurer dans l'examen douloureux et moralement complexe des séquelles de la répression politique.

Le cinéaste, lui-même un prisonnier régulier de la République islamique et le symbole mondial de l'artiste entravé, ne se contente pas de filmer dans la clandestinité. Il fait de cette illégalité une partie intégrante du drame. La simple information selon laquelle des actrices apparaissent sans le voile ou que son dialoguiste, Mehdi Mahmoudian, a été incarcéré pour un motif aussi absurde qu’une publication sur les punaises de lit, confère à chaque plan une charge électrique. Un simple accident n’est pas un film sur la dissidence ; c’est un film par la dissidence.

Il arrive que le cinéma atteigne une telle intensité morale qu’il semble se tourner contre lui-même, refusant le spectacle au profit de la vérité nue. Un simple accident (Yek tasadof-e sadeh), le nouveau long métrage de Jafar Panahi appartient à cette rare lignée d’œuvres où le geste artistique et l’acte de résistance se confondent. Tourné sans autorisation des autorités iraniennes, dans la clandestinité que le cinéaste connaît trop bien, ce film d’une puissance sèche et douloureuse prend pour point de départ un banal fait divers – un chien écrasé sur une route de campagne – pour plonger dans les abîmes de la culpabilité collective et du traumatisme d’un pays bâillonné.


L’incipit, presque anodin, aurait pu être tiré d’un drame familial de Kiarostami ou d’Asghar Farhadi. La caméra, souple et tremblée, suit une voiture dans la nuit. À l’intérieur, Eghbal, sa femme enceinte et leur fillette rentrent chez eux. Une silhouette surgit, le choc, un crissement de pneus : un chien meurt, la voiture rend l’âme. Le ton semble posé — celui d’un malheur domestique, d’une fatalité ordinaire. Mais dans le cinéma de Panahi, rien n’est jamais simple, et l’accident du titre n’est que le déclencheur d’une spirale où se nouent mémoire, vengeance et illusion.

Le garagiste chez qui Eghbal cherche secours, Vahid, croit reconnaître dans le grincement mécanique de la prothèse de jambe de son client le bruit caractéristique d’un de ses anciens tortionnaires. C’est un détail d’une cruauté exemplaire, un son persistant, grinçant, qui devient motif obsessionnel et métonymie du trauma. À partir de cette reconnaissance incertaine — un son, un souvenir, une peur —, Panahi déploie un thriller moral haletant, une odyssée du doute et de la vengeance. Vahid kidnappe l’homme, l’emmène dans le désert et s’apprête à l’enterrer vivant. Puis le doute s’installe : et s’il s’était trompé ?

Ce vacillement de la certitude, Panahi le filme avec une sobriété presque documentaire, sans effet de manche, sans musique dramatique. La caméra tremble avec la respiration des personnages, prisonnière des mêmes questionnements. À chaque plan, le réalisateur semble poser au spectateur la même question : jusqu’où peut-on aller pour réparer l’irréparable ?

Ce qui frappe, au-delà de la tension scénaristique, c’est la maîtrise formelle du cinéaste. Avec un budget dérisoire — un million d’euros à peine — et les contraintes d’un tournage illégal, Panahi parvient à une mise en scène d’une précision chirurgicale. La photographie d’Amin Jafari, toute en contrastes terreux, capte la poussière du désert, la nuit qui se referme sur les corps, le jour qui brûle les visages. Le montage d’Amir Etminan, à la fois nerveux et contemplatif, ménage des silences d’une rare intensité, où chaque hésitation des protagonistes prend un poids existentiel.

Le film s’enfonce alors dans une errance quasi mystique : Vahid, Eghbal et, bientôt, un groupe d’anciens prisonniers politiques partent sur les routes, en quête d’une vérité qui leur échappe à mesure qu’ils la poursuivent. Cette cavale, à la fois tragique et absurde, évoque les road movies les plus désenchantés du cinéma iranien, mais aussi les quêtes morales du cinéma européen des années 1970. Panahi mêle les registres avec une audace rare : le thriller y côtoie la farce noire, le drame psychologique flirte avec la satire politique. Certaines scènes, où des policiers corrompus côtoient des commerçants débonnaires, frôlent la comédie de situation, comme si le rire, amer et nerveux, était la seule échappatoire possible à la terreur.

Le cœur du film réside dans le dilemme moral qui déchire Vahid et ses compagnons : ont-ils entre les mains le véritable bourreau, ou ne sont-ils que les instruments d’une vengeance aveugle ? Eghbal, joué avec une ambiguïté fascinante par Ebrahim Azizi, nie farouchement avoir jamais travaillé pour l’appareil répressif. Les anciens détenus, eux, oscillent entre rage et pitié. L’un veut le tuer, une autre s’interroge : « Si ce n’est pas lui, alors à quoi bon tout ce que nous avons souffert ? » La réplique résume à elle seule l’abîme psychologique que le film explore : la nécessité de croire, même à une illusion, pour donner un sens à la douleur.

Panahi n’offre aucune réponse. Fidèle à son art du paradoxe, il fait de l’incertitude un moteur narratif et moral. C’est cette ambiguïté — plus que la violence, plus que la critique politique explicite — qui rend Un simple accident si profondément dérangeant. Car il ne s’agit pas seulement d’un règlement de comptes avec le régime iranien, mais d’une méditation sur la contamination du mal : comment un système de terreur déforme-t-il les consciences au point de transformer les victimes en bourreaux potentiels ?

Ce thème, Panahi l’avait déjà effleuré dans Trois visages ou Taxi Téhéran, mais jamais avec une telle densité dramatique. Ici, il semble se libérer des métaphores prudentes pour affronter de front la question de la culpabilité collective. On devine, derrière les dialogues signés Mehdi Mahmoudian — lui-même ancien prisonnier de la sinistre prison d’Evin —, une rage contenue, une ironie glaciale. L’humour noir, omniprésent, fonctionne comme une arme de survie : un rire arraché à la peur.


La distribution, dominée par le formidable Vahid Mobasseri, confère au film une humanité bouleversante. Les visages filmés de près, souvent en plans fixes, dégagent une vérité brute, presque documentaire. Maryam Afshari, dans le rôle de la photographe Shiva, apporte au récit une lumière fragile : celle d’une femme qui veut encore croire à la justice, même dans un monde qui la nie.

Si le film dénonce implicitement le système oppressif iranien, il dépasse largement la chronique politique. Panahi y interroge la nature même du cinéma, sa capacité à témoigner, à douter, à se tromper. Filmer sans autorisation, dans un pays qui traque ses artistes, devient ici un geste d’insoumission vitale. On songe à cette séquence saisissante où la caméra, oubliée sur le tableau de bord d’un camion, continue d’enregistrer tandis que les personnages s’éloignent du cadre : métaphore limpide d’un cinéma qui persiste malgré tout, témoin obstiné du réel.

Un simple accident n’est pas seulement un film courageux ; c’est une œuvre d’une maturité rare, d’une cohérence morale et esthétique impressionnante. En obtenant la Palme d’or, Panahi ne récolte pas un hommage diplomatique, mais une reconnaissance artistique incontestable : celle d’un auteur qui, malgré la censure, malgré la prison, parvient à transformer la peur en art.

À la fin, il ne reste qu’une route, le désert, et le bruit obsédant d’une prothèse de jambe — grincement spectral qui résonne comme un rappel : dans les sociétés meurtries, la vérité n’est jamais donnée, elle se devine à travers les failles, les silences, les tremblements. Un simple accident, en apparence modeste, révèle ce que le cinéma peut encore accomplir quand il refuse la soumission : un cri lucide, sans pathos, pour rappeler que même l’accident le plus banal peut contenir toute la tragédie d’un peuple.

LENA GHIO   

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