Sunday, July 6, 2025

Chevaliers : au-delà de la gloire et de l’acier, la révélation d’un art de vivre • Pointe à Callière

Chevaliers, Musée Pointe-à-Callière,

ENGLISH translation app left

Il y a des expositions qui instruisent, d’autres qui éblouissent. Rares sont celles qui accomplissent ces deux prouesses en un même souffle. Chevaliers, présentée cet été au Musée Pointe-à-Callière à Montréal, fait partie de ces rares expériences muséales qui dépassent l’érudition et la simple contemplation pour atteindre le cœur, éveiller l’intelligence et ranimer l’enfant intérieur que nous portons tous. Celui ou celle qui rêvait, autrefois, de preux héros sur leurs destriers sans connaître le poids réel de l’armure ni la dure réalité de l’idéologie qu’elle incarnait.

Avant cette visite, j’avoue humblement n’avoir jamais prêté grande attention aux détails de l’armure ni à la culture chevaleresque elle-même. Pour moi, les chevaliers étaient avant tout des figures de contes et de mythes, magnifiés par Walt Disney ou idéalisés par la littérature jeunesse. L’exposition Chevaliers révèle plutôt un monde raffiné, complexe et subtilement codifié. Chaque plastron, chaque soleret ou cubitière y est présenté comme une œuvre d’art, rehaussée de motifs délicats aux significations symboliques. À travers plus de 250 artefacts, l’on découvre que la chevalerie n’est pas qu’affaire de guerre et de gloire, mais également d’artisanat, de technologie, de politique et d’esthétique.


En entrant, le visiteur est accueilli par une copie ancienne de la Mona Lisa, probablement du XVIIᵉ siècle, acquise jadis par Frederick Stibbert (1838-1906), industriel britannique passionné d’armures et d’histoire médiévale, à qui l’on doit la moitié des pièces exposées ici, en provenance du Museo Stibbert de Florence. Cet homme, figure de l’époque victorienne, incarne à lui seul la fascination occidentale pour un Moyen Âge romantisé : fortuné héritier, collectionneur compulsif, il achetait à la fois des pièces authentiques et des reproductions scrupuleuses des trésors qu’il ne pouvait posséder. On l’imagine, moustache taillée, cheveux lissés, parcourant ses salles d’armes comme Don Quichotte ses romans de chevalerie, projetant sur ce passé idéalisé ses propres fantasmes.

Car le Moyen Âge est avant tout un territoire mental. L’exposition le rappelle subtilement en projetant des extraits de films tels IvanhoéLe CidChevalierLa princesse de Montpensier ou Jeanne de Belleville. À chaque salle, nous croisons nos propres images intérieures – celles façonnées par Hollywood, par la littérature, par l’école et ses leçons rapides sur « l’époque féodale ». Loin de confirmer ces images, Chevaliers les déconstruit puis les reconstruit avec rigueur historique et sensibilité artistique.


Dans cette reconstitution minutieuse, l’enfant qui sommeille en nous reste captivé par l’épée lourde et le heaume rutilant, tandis que l’adulte perçoit l’armure comme un signe de domination sociale autant que de bravoure militaire. On y apprend que seuls les fils de nobles pouvaient aspirer à devenir chevaliers, entamant leur apprentissage dès l’âge de sept ans en tant que pages. Ils y recevaient une éducation complète : maniement des armes, certes, mais aussi lecture, écriture, histoire et géographie, le tout encadré par une spiritualité omniprésente. Ces préceptes religieux imposaient un code moral au guerrier, légitimant la violence par l’honneur et la foi.


La scénographie, déployée sur deux étages, offre une progression sensible. La première partie expose les armes, armures et boucliers – du corselet à la hallebarde, en passant par l’impressionnante brigandine. La seconde explore la vie seigneuriale : tissus brodés, livres enluminés, bibles de Gutenberg, gravures de Dürer. Une section « Vie de château » accorde enfin une place essentielle aux femmes, notamment à celle qu’on qualifie ici de chevaleresse, une rare figure historique ayant incarné les valeurs chevaleresques sans jamais en porter officiellement le titre. Un rappel bienvenu que l’histoire féminine reste trop souvent invisible, même dans les épopées de bravoure et de loyauté.

Le parcours est ponctué d’éléments interactifs destinés aux enfants, mais ils raviront tout autant les adultes curieux de ressentir le poids d’une cotte de mailles ou la maniabilité d’une épée. À la sortie, une statue de Don Quichotte, ce « faux chevalier à l’esprit troublé », nous attend. Cervantès y voit la folie de l’homme qui veut ressusciter un âge d’or disparu ; l’exposition, elle, y voit la preuve que la chevalerie demeure un imaginaire fertile et universel.

On ressort de Chevaliers ébranlé par la beauté des objets, mais aussi par ce qu’ils révèlent de notre présent. La directrice des communications et du marketing, Katia Bouchard, souligne que l’esthétique médiévale figure aujourd’hui parmi les tendances dominantes de Pinterest pour 2025. À l’ère de l’intelligence artificielle et de l’hypermodernité, la chevalerie rassure : elle propose un monde d’ordres fixes, de héros indiscutés, d’idéaux simples. Pourtant, l’exposition montre que ces codes, loin d’être figés, ont toujours servi à réaffirmer l’ordre social dominant. Les cuirassiers de la Première Guerre mondiale, par exemple, n’étaient que l’actualisation d’une silhouette guerrière millénaire, utilisée dans la propagande militaire pour relier passé glorieux et présent tragique.


Reste la question finale : qu’est-ce qu’être chevalier aujourd’hui ? Les grands ordres nationaux continuent d’introniser « chevaliers et chevalières » – l’Ordre national du Québec, l’Ordre de Montréal. La chevalerie n’a donc pas disparu, elle s’est transformée en reconnaissance civique, en médaille de mérite, en titre symbolique. Plus qu’un combattant, le chevalier devient un vecteur de valeurs : courage, dévouement, dignité. Même la figure du Chevalier de Colomb, absente de l’exposition, illustre la réappropriation catholique d’un mythe martial, cette fois dans la paix paroissiale des communautés nord-américaines.

Ainsi, Chevaliers dépasse le simple hommage au passé. Elle invite chacun à méditer sur ses propres idéaux. Avons-nous encore besoin de héros en armure ? Avons-nous remplacé la bravoure physique par l’endurance morale ? Et surtout, dans un monde où les lances se sont muées en drones et où les armures sont désormais numériques, que reste-t-il de la noblesse chevaleresque ?

En répondant à ces questions, l’exposition élève l’histoire au rang de philosophie. Comme l’écrivait Jacques Ferron à propos de Dürer, dont une gravure est présentée ici : « On n’a pas besoin d’inventer le réel, il suffit de le voir. » Avec Chevaliers, Pointe-à-Callière nous offre cette vision, à la fois brute et sublimée, d’une humanité en quête de sens derrière ses épées d’acier.

Chevaliers, Musée Pointe-à-Callière, Montréal, jusqu’au 19 octobre 2025.

LENA GHIO   

Twitter  Facebook  Instagram   Pinterest  Paradox 

Photos © LENA GHIO, 2025


No comments:

Post a Comment