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Il est des films qui, par leur seule existence, paraissent tenir tête au cynisme ambiant. Aimons-nous vivants, le nouveau long-métrage de Jean-Pierre Améris, appartient à cette catégorie rare de comédies romantiques qui embrassent la vie en parlant de la mort, qui font rire avec des répliques crues tout en ouvrant la porte aux larmes, qui posent une question abyssale — à quoi bon continuer ? — en y répondant par une main tendue, une rencontre, un éclat de voix.
Derrière son titre emprunté à une chanson populaire des années 80, le film cache une proposition à la fois risquée et lumineuse : raconter l’ultime voyage d’un chanteur fatigué de tout, décidé à mourir en Suisse, et son improbable collision avec une femme fantasque, ex-taularde en permission, bien décidée à forcer le destin pour assister au mariage de sa fille. Tout le cinéma d’Améris est là : une mécanique de comédie apparemment légère, qui se déploie en parabole humaniste sur la solitude, le désir de vivre, et cette tendresse obstinée qui refuse de se laisser engloutir par le désespoir.
Antoine Toussaint (Gérard Darmon), star française aux 22 albums, est introduit dans une séquence inaugurale frappante : sur la scène de l’Olympia, isolé par un projecteur qui creuse ses traits et abolit la foule, il entonne Mambo Italiano, chanson fétiche qui l’a poursuivi toute sa carrière comme un masque. La mise en scène le filme déjà comme un fantôme, un survivant que plus rien ne retient. L’accident vasculaire cérébral qui l’interrompt brutalement parachève son retrait : à ses yeux, l’artiste est mort ce soir-là, le corps n’est plus qu’une coquille que l’on s’apprête à abandonner.
Améris ose ici une lecture politique de la célébrité : le succès, loin d’être une apothéose, se révèle « le deuil éclatant du bonheur ». Antoine, vedette adulée, est avant tout un homme en ruine, prisonnier d’un passé figé dans le souvenir d’une chanson. C’est donc sans pathos inutile mais avec une sobriété désarmante que le scénario le lance vers Genève et la promesse d’un suicide assisté.
À l’opposé se dresse Victoire, incarnée par une Valérie Lemercier en état de grâce. Excentrique, bavarde, envahissante, elle se définit par un credo farfelu : « une chose interdite par jour ». Elle surgit dans le TGV comme une bourrasque incontrôlable, déplaçant l’air autour d’elle, collant aux basques d’Antoine comme un enfant turbulent. Elle n’est pas seulement le contrepoint comique du chanteur sombre : elle est son exact négatif, la vitalité incarnée, une anarchie joyeuse qui se nourrit de l’inattendu.
Son secret pourtant est lourd : incarcérée, elle ne dispose que d’une permission temporaire, et n’a pas le droit de franchir la frontière. Mais pour le mariage de sa fille Constance (Alice de Lencquesaing), elle choisit l’illégalité, fidèle à cette liberté débridée qui fait d’elle une héroïne à la fois risible et bouleversante.
L’art d’Améris est de toujours lier gravité et légèreté. Ici, l’enjeu est terrible : Antoine ne pourra mener son projet à terme sans son passeport et son formulaire médical, malencontreusement glissés dans la sacoche qu’il a offerte à Victoire. Le duel devient chasse à l’objet perdu, puis prétexte à prolonger la vie de vingt-quatre heures. C’est dans ce délai infime que se loge l’essentiel : la possibilité que quelque chose change, que la mort soit repoussée, que l’amour surgisse.
Les dialogues écrits par Marion Michau et Jean-Pierre Améris résonnent comme des fusées, tour à tour absurdes, percutants, d’une drôlerie brute. « C’est comme découvrir que Tintin voudrait faire piquer Milou », lâche Victoire à un Antoine exsangue. Plus loin, elle le secoue en le traitant de « blanc comme une merde de laitier ». Ces phrases crues, presque triviales, fonctionnent comme des détonateurs : elles fissurent le mur de silence et de mort que le chanteur a érigé autour de lui.
Si le film fonctionne, c’est avant tout grâce au tandem Lemercier–Darmon. Tous deux auraient pu tomber dans l’excès — l’excentricité hystérique pour l’une, la mélancolie plombante pour l’autre. Mais leur jeu reste nuancé, d’une justesse admirable : Lemercier ne cabotine jamais, Darmon ne s’apitoie pas. Leur alchimie rappelle les grands couples de la screwball comedy américaine, où le choc des tempéraments devient moteur de métamorphose.
Le parallèle avec Marie-Line et son juge, précédent film d’Améris, est flagrant. Là encore, deux solitudes radicalement opposées se rencontraient pour s’arracher mutuellement à leur isolement. Ici, Antoine et Victoire forment une « symbiose improbable », où l’un apprend à réapprivoiser la vie quand l’autre retrouve un espace de reconnaissance.
La photographie de Pierre Milon éclaire chaque plan de couleurs franches, solaires, presque trop vives. Les décors d’Audric Kaloustian accentuent cette impression de vitalité, comme si le monde entier conspirait pour rappeler à Antoine que la vie persiste, obstinée. Les costumes de Judith de Luze, eux aussi lumineux, participent de ce contraste entre la noirceur intérieure du héros et l’éclat du dehors.
Cette esthétique exprime avec force la dialectique au cœur du film : la vie, irréductible, entoure de toutes parts l’homme qui veut mourir.
Patrick Timsit, dans le rôle du manager dévoué, apporte une profondeur touchante : suiveur discret, il incarne une fidélité sans éclat mais essentielle, ce genre de présence qui sauve sans bruit. Sa secrétaire trop émotive complète le tableau avec une tendresse maladroite, comme un écho comique à la fragilité d’Antoine. Quant à Alice de Lencquesaing, elle incarne Constance, fille de Victoire, avec une sobriété qui contraste délicieusement avec l’exubérance maternelle.
Là réside sans doute la force politique du film : traiter du suicide assisté et de la dépression par le biais de la comédie. Comme chez Capra ou Wilder, le désespoir devient combustible de l’humour, la noirceur nourrit l’élan vital. En des temps où la santé mentale sort enfin du tabou, Aimons-nous vivants résonne comme une invitation à regarder en face ce qui ronge nos sociétés, sans pour autant renoncer au rire.
Le choix de ponctuer le récit par deux chansons — Mambo Italiano et surtout Aimons-nous vivants de François Valéry — n’est pas anodin. L’une symbolise l’enfermement dans une image publique réductrice, l’autre ouvre sur une philosophie de l’instant, un hymne au présent. Lorsque le film s’achève sur cette mélodie sucrée assumée, on comprend qu’Améris revendique une émotion populaire, dénuée de cynisme, presque naïve, mais d’autant plus précieuse dans le paysage cinématographique actuel.
Du Homme qui rit aux Émotifs anonymes, du drame hugolien à la comédie romantique, Jean-Pierre Améris n’a jamais cessé de filmer des êtres cabossés avec une infinie bienveillance. Son cinéma refuse le sarcasme et la distance ironique ; il préfère la chaleur, la douceur, l’humanité. Aimons-nous vivants ne déroge pas à cette règle : un film tendre, lumineux, qui choisit l’espérance sans ignorer l’obscurité.
En sortant de la salle, on a envie de respirer plus fort, de sourire à un inconnu, de croire que les rencontres les plus improbables peuvent réorienter une vie. Ce n’est pas la moindre des vertus de ce film : rappeler que l’existence, même abîmée, mérite encore d’être embrassée.
Aimons-nous vivants est une fable joyeuse sur la seconde chance, une comédie romantique qui n’a pas peur de la tragédie, un petit bijou d’humanité servi par deux acteurs au sommet. Dans un paysage cinématographique souvent saturé de cynisme ou de lourdeur, Améris persiste et signe : la tendresse est une arme.
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