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Le Musée Rodrigue : un cabinet de curiosités à ciel fermé dans les Laurentides
Il y a des musées qui s’érigent comme des cathédrales de savoir, où les cartels sont aussi pesants que les pierres qui portent les murs, où chaque objet est sanctifié par la distance et la lumière froide des vitrines. Et puis, il y a le Musée Rodrigue, né d’une impulsion intime, façonné par la main obstinée d’un homme de 74 ans qui, au lieu de se retirer en silence dans les Laurentides, a choisi de faire résonner son passé et celui de milliers d’inconnus sous le toit d’un ancien hangar de machinerie lourde.
Claude Rodrigue n’a pas la rhétorique des conservateurs patentés, pas plus qu’il ne s’abrite derrière la rigueur académique des musées d’État. Son projet est d’un autre ordre : offrir au public ce qu’il a accumulé, « parce que je les aimais, ces objets », dit-il avec une désarmante simplicité. Résultat : seize salles thématiques, 17 000 pieds carrés, plus de 5 000 artefacts allant des jouets en métal aux pelles mécaniques, des trains miniatures aux outils de forgeron, des intérieurs domestiques d’antan aux autoneiges de 1939. L’ensemble évoque un gigantesque grenier commun, mais un grenier ouvert, habité, où l’on vous invite à toucher, à vous asseoir, à essayer.
Le musée d’un homme plutôt que d’une institution
La première originalité du Musée Rodrigue est là : il ne ressemble pas à un musée. On entre dans un espace qui refuse la froide distance, qui se méfie de la scénographie glaciale. Ici, un bulldozer peut encore rugir, une vieille guitare attend qu’on la gratte, un établi conserve l’odeur imaginaire des copeaux. On pourrait dire que Rodrigue a inventé une muséologie de la proximité, une pédagogie du geste : on n’y contemple pas seulement les traces du passé, on les touche, on s’y mesure.
Cette approche naît sans doute de son histoire personnelle. Fils et petit-fils d’hommes de métier, Rodrigue a grandi entouré d’outils, de machines, de l’effort manuel comme horizon. Quand il achète ses premières pièces, dans les années 1990, ce n’est pas pour les mettre sous cloche : c’est pour dialoguer avec les souvenirs de son enfance. À mesure que sa collection s’élargit, de marchés aux puces en foires spécialisées, ce dialogue devient collectif. « Avec le temps, dit-il, ce n'est plus moi qui courais après les objets, mais les objets qui couraient après moi. »
L’anti-musée institutionnel
Le visiteur, en franchissant les portes, découvre un lieu qui s’oppose presque point par point aux canons muséaux habituels. Pas de cartel savant, pas d’interdit murmurant qu’il faut « respecter la distance ». À la place : des guides bénévoles, des explications orales, des anecdotes, et l’impression qu’ici, la mémoire est une matière vivante, transmise de bouche en bouche.
Est-ce un musée d’histoire du travail ? Un hommage aux artisans, aux bûcherons, aux femmes qui soutenaient seules le foyer pendant les longues absences des hommes partis au chantier ? Rodrigue lui-même refuse les grandes catégories. Il dit simplement : « J’aimais ces choses, je veux les partager. » Pourtant, à travers le fatras organisé d’outils, de jouets, de maquettes, une ligne de force s’impose : celle d’une confiance nostalgique dans l’énergie collective, dans la persévérance des générations qui ont façonné le territoire.
Les salles comme autant de chapitres
Chaque salle du Musée Rodrigue pourrait donner lieu à un essai. Le P’tit Train des Laurentides, vedette incontestée, reconstitue avec une précision quasi maniaque les paysages et les villages de la région. On y suit un convoi miniature qui serpente parmi des forêts, des stations, des figurines minuscules. Cette maquette, parmi les plus imposantes du Canada à l’échelle G, agit comme une métaphore : le musée tout entier est un train de mémoire, avançant lentement mais sûrement à travers le relief accidenté du temps.
La section de la machinerie lourde a une autre charge émotive : c’est un hommage au père de Rodrigue. On y voit des pelles mécaniques, des tracteurs, et ce premier bulldozer acheté par Claude lui-même, devenu presque relique familiale. Ailleurs, les jouets en métal coloré scintillent d’une joie simple, rappelant que la mémoire collective se loge aussi dans les rires d’enfants. Le coin des artisans, avec ses voiliers miniatures, dit la patience et la beauté du geste. La forge et la menuiserie, reconstituées avec leurs outils anciens, vibrent comme des ateliers suspendus dans le temps.
Et puis il y a cette salle centrale, dédiée à la vie quotidienne des femmes, conçue comme le cœur du musée. Ici, Claude Rodrigue a voulu rappeler que derrière chaque pelle mécanique, derrière chaque scie de bûcheron, il y avait une maison tenue à bout de bras par des mères, des épouses, des sœurs. Ce choix scénographique, presque féministe, surprend et touche : au centre de l’univers machiniste et masculin, Rodrigue place le foyer, le travail invisible, la chaleur obstinée de celles qui restaient.
Une entreprise fragile mais nécessaire
On aurait tort de réduire le Musée Rodrigue à une accumulation compulsive. Certes, il est né d’une passion de collectionneur, mais il s’est mué en entreprise civique. Claude Rodrigue y a investi toutes ses économies. Le prix d’entrée — 30 dollars pour les adultes, 15 pour les enfants — témoigne d’une tentative d’autofinancement, sans subvention publique. Le peu de bénéfices engrangés est reversé à la recherche sur la sclérose en plaques, maladie dont souffre son fils. Déjà, Rodrigue évoque d’autres causes à soutenir : dystrophie musculaire, cancer du sein, programmes éducatifs pour enfants. Le musée devient ainsi un carrefour improbable entre mémoire et solidarité.
La présence de Robert Piché, le commandant qui sauva plus de 300 vies lors d’un atterrissage en catastrophe, ajoute une dimension inattendue. Ému par sa visite, Piché a transféré sa propre collection au musée, qui prépare une salle dédiée à son histoire. Dans ce geste se lit quelque chose de rare : la reconnaissance d’un homme public envers l’obstination d’un passionné.
| Toutes les visites se font avec des guides passionnés. |
La beauté de l’inachevé
Le Musée Rodrigue n’est pas parfait. Son organisation parfois aléatoire, son absence d’appareil critique, son esthétique brute peuvent dérouter les amateurs de musées classiques. Mais c’est précisément ce qui en fait la force. On y sent le souffle d’un projet personnel, la sincérité nue d’un homme qui, au lieu de se retirer dans le confort, a choisi de livrer au public son cabinet de curiosités.
À l’heure où la muséologie mondiale tend vers la spectaculaire immersion numérique, Rodrigue propose une immersion d’un autre ordre : celle du toucher, du contact direct, de la manipulation prudente. On s’assoit sur une pelle mécanique, on effleure un jouet en métal, on suit des trains miniatures dans un décor méticuleux. On repart avec l’impression d’avoir traversé non pas une exposition, mais une mémoire incarnée.
Une promesse
Claude Rodrigue espère 15 000 visiteurs dès la première année. Est-ce réaliste ? Peut-être pas. Mais qu’importe. Comme il le dit lui-même, « on verra ». Le musée est, avant tout, une promesse : celle qu’un seul homme, armé de sa passion, peut bâtir un lieu où le passé se partage autrement. Dans un monde saturé de musées glacés et de dispositifs interactifs artificiels, le Musée Rodrigue rappelle une évidence : la mémoire a besoin de chaleur, de maladresse parfois, d’une main qui tend l’objet plutôt que de l’enfermer derrière une vitre.
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Photos © LENA GHIO, 2025
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