| Murale Eau de rivière de NIAP |
ENGLISH translation app left
Il y a dans les couloirs du Musée d’art contemporain temporaire de Montréal — coincé sous les plafonds bas et ternes de la Place Ville Marie — un parfum d’inachevé. Un vide qui, paradoxalement, nourrit le propos même de la 19ᵉ édition de MOMENTA, la biennale d’art contemporain montréalais. Intitulée « Éloges de l’image manquante », cette édition orchestrée par la commissaire franco-allemande et camerounaise Marie-Ann Yemsi interroge ce qui ne se voit pas, ce qui a été effacé, ou ce qui a été volontairement tenu à l’écart des récits officiels.
C’est un pari risqué, car l’art contemporain est déjà saturé d’ellipses et de silences. Mais ici, il ne s’agit pas d’un simple jeu conceptuel : Yemsi convoque des artistes qui, chacun à leur manière, réparent l’absence, rejouent l’histoire, ou comblent le manque en réinventant des images alternatives. La biennale, déployée dans 11 lieux et rassemblant 23 artistes de 14 pays et 5 communautés autochtones, ne cherche pas à illustrer un thème ; elle le met en crise, le fait trembler, l’incarne dans des récits sensibles.
| Dominique Sirois-Rouleau Directrice générale de MOMENTA 2025 |
L’un des moments phares de la biennale est sans conteste The Anonymous Project de Lee Shulman, en collaboration avec le photographe sénégalais Omar Victor Diop. Dans une série d’images d’archives des années 1950 aux États-Unis, Shulman a littéralement inséré Diop, filmé devant un écran vert, comme s’il avait toujours été là : dans une piscine ségrégée, au milieu de diplômés blancs en toges, attablé dans une brasserie où la couleur de peau aurait suffi à provoquer l’exclusion.
Sport, colonialisme et mémoire : Joyce Joumaa |
Réécrire l’histoire, littéralement : Lee Shulman et Omar Victor Diop / Marie-Ann Yemsi avec Lee Shulman
Avec Levitate, l’artiste colombien Iván Argote poursuit une réflexion sur la vénération de statues coloniales. Sur trois écrans monumentaux, on voit des sculptures fictives — Christophe Colomb, par exemple — arrachées à leurs socles et traînées dans les rues de Madrid ou de Rome. Les passants médusés regardent cette mascarade de déboulonnage comme un rituel carnavalesque.
Assis sur des fragments de canapés éparpillés dans l’espace, le spectateur participe à ce désordre volontaire, comme invité à méditer sur notre rapport fétichiste à des monuments érigés en idoles. Ici, l’image manquante est celle de la chute — simulée, mise en scène, mais terriblement plausible.
Entre pétrole et désenchantement : Sanaz Sohrabi |
Terres fragiles : Maureen Gruben et Niap |
Déloger les statues : Iván Argote
Chez Josèfa Ntjam, à la Fondation PHI, le spectateur plonge dans une cosmogonie dogon revisitée : vidéos, sculptures et sons dessinent un cosmos où plancton, étoiles et récits africains s’entremêlent. L’image manquante devient cosmologique : elle relie l’infiniment petit à l’infiniment mythique.
À la Galerie Leonard & Bina Ellen, le Navajo Raven Chacon installe une partition sonore, Là où se rencontrent les eaux, qui transmet des récits autochtones effacés par l’histoire dominante. Ces voix, portées par des paysages sonores expérimentaux, rappellent que la mémoire n’est pas seulement visuelle : elle est acoustique, vibratoire.
| Josèfa Ntjam: swell of spæc(i)es |
L’artiste sud-africaine Gabrielle Goliath présente Élégie – pour deux ancêtres, une installation vidéo où sept chanteuses d’opéra soutiennent tour à tour une même note, en hommage à deux femmes namas assassinées par le régime colonial allemand. La pièce est austère, presque insoutenable : une vigile sonore qui fait du manque une matière physique.
À la galerie Dazibao, la Québécoise Anouk Verviers projette un diptyque dystopique : une colonne de torchis érigée collectivement et une métaphore géologique de l’endométriose. Dans ces récits cyborgs et féministes, les corps souffrants deviennent images de résistance. Ce qui manquait — la douleur féminine invisibilisée — devient ici un manifeste.
À l’UQAM, Raphaël Barontini convoque Aimé Césaire, Henri Christophe et toute une généalogie caribéenne. Ses installations textiles et festives refusent les images victimaires pour préférer des portraits empreints de noblesse et de dignité. Il s’agit moins de combler une absence que de corriger une représentation biaisée : écrire un récit national où l’élégance devient résistance.
| Marie-Ann Yemsi avec Josèfa Ntjam chez PHI |
La force de cette biennale réside dans son polyphonie. Yemsi, formée en sociologie politique et habituée aux scènes du Sud global, ne cherche pas à imposer une narration autoritaire. Elle se décrit comme une « cheffe d’orchestre » qui crée les conditions pour que surgissent des récits pluriels. Cette partition collective se lit autant dans les archives retravaillées de Shulman que dans l’autel païen de Paula Valero Comín, dédié aux femmes oubliées, de bell hooks à Rosa Luxemburg.
Loin d’un simple catalogue de pratiques contemporaines, MOMENTA 2025 tisse une cartographie des manques : colonisation, ségrégation, effacement des femmes, oubli des peuples autochtones, disparition des territoires, douleur des corps marginalisés. Chaque œuvre ne se contente pas d’illustrer une absence ; elle agit sur elle, la reconfigure, la rend palpable.
« Dans un monde saturé d’images, certaines font singulièrement défaut », affirme Yemsi. La phrase résonne comme un diagnostic implacable : ce ne sont pas les images qui manquent, mais leur justesse, leur pluralité, leur équité.
MOMENTA 2025 réussit là où tant de biennales échouent : elle ne juxtapose pas des œuvres pour la beauté du geste ou le vernis du spectacle, mais elle compose une méditation exigeante sur ce que signifie voir — et surtout, sur ce que signifie ne pas voir.
Dans ce Montréal souterrain et temporaire, l’image manquante devient une présence insistante : un fantôme qu’on ne peut plus ignorer, un appel à réécrire nos récits collectifs.
INFOS https://momentabiennale.com/
Twitter Facebook Instagram Pinterest Paradox
Photos © LENA GHIO, 2025
No comments:
Post a Comment