Monday, September 8, 2025

Quand l’art devient parfum : Manuel Mathieu et l’invisible incarné

Manuel Mathieu nous raconte le concept de ses trois créations sont pensées comme les mouvements d’un cycle de vie, inspiré à la fois par l’histoire personnelle de l’artiste et par la géologie imaginaire d’une île volcanique.

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En mai 2025, l’artiste contemporain haïtien Manuel Mathieu lançait une aventure qui, à première vue, semblait périphérique à sa pratique picturale : une maison de parfums portant son nom. Trois fragrances, trois sculptures olfactives, trois fragments de mémoire distillés dans des flacons aux lignes organiques, coiffés de bouchons de verre. Et pourtant, dès les premières effluves, il devenait clair que ce projet relevait bien plus que du simple commerce de luxe : il s’agissait d’un prolongement naturel de sa démarche artistique, une tentative rare et poignante de donner forme à l’invisible.

Mathieu, né à Port-au-Prince et formé à Londres à Goldsmiths, s’est imposé au fil des ans comme l’une des voix plastiques les plus singulières de sa génération. Ses toiles, entre abstraction et figuration, vibrent d’une mémoire collective fracturée, marquée par l’histoire de son pays et la fragilité de toute existence. Dans ses œuvres, le temps n’est jamais linéaire : figures fantomatiques et paysages instables s’y chevauchent comme les strates mouvantes d’un rêve. Il n’est donc pas surprenant qu’il ait fini par chercher un autre médium pour approcher ce qu’il appelle « le domaine de l’invisible » : l’olfactif. Car rien n’est plus fugitif, plus immédiat, plus insaisissable qu’une odeur.

Devenir « nez » : le détour par l’impossible

Lorsque Mathieu arrive en résidence à Paris en 2022, son idée initiale est audacieuse : devenir un « nez », terme réservé aux rares maîtres parfumeurs capables de composer des accords comme un musicien ses symphonies. Mais le chemin de l’apprentissage, long d’une décennie, s’avère impraticable. L’artiste choisit alors l’angle qui est le sien : la collaboration. Son alliée deviendra Juliette Karagueuzoglou, parfumeuse chez IFF, connue autant pour ses créations chez les grandes maisons que pour ses audaces dans le domaine niche. Ensemble, ils passeront huit mois à travailler, à échanger des souvenirs, des textures, des intuitions. « Juliette m’a dit que pour créer quelque chose de valable, il fallait que je me dévoile », confiera-t-il plus tard. Et de ce dévoilement naîtront trois parfums : DsireÎle noireEccco.

Simon Tooley, propriétaire d' ETIKET était présent pour le lancement au grand public. Il est le premier distributeur montréalais à offrir  Manuel Mathieu Parfums

Trois étapes d’un cycle

Ces trois créations sont pensées comme les mouvements d’un cycle de vie, inspiré à la fois par l’histoire personnelle de l’artiste et par la géologie imaginaire d’une île volcanique.

Dsire, lumineux et crémeux, convoque la naissance et la douceur maternelle. Les notes de jasmin, frangipanier, tubéreuse et ylang-ylang, traversées d’un éclat de pamplemousse, évoquent la chaleur d’une peau, l’humidité d’un jardin tropical, la tendresse d’une main maternelle. Mathieu dit y avoir convoqué le souvenir de sa mère, mais aussi l’intuition universelle de la protection.

Île noire est la maturité, le moment où l’innocence s’éclipse devant la profondeur. C’est un hommage à Haïti, où la mer, le bois, le tabac et le jasmin se rencontrent pour figurer un territoire de contrastes. L’ambre et le vétiver haïtien, considéré comme le plus raffiné au monde, en forment la colonne vertébrale. Ici, le parfum devient mémoire collective, rappel des premiers habitants tainos, hommage à une terre à la fois blessée et souveraine.

Eccco — trois “c” pour figurer les ondes d’une éruption — se veut catharsis. Inspiré par l’image d’un volcan imaginaire recouvrant l’île, il déploie ses notes cuirées, boisées, fumées, ponctuées d’agrumes brûlés. C’est le parfum des cicatrices, de la renaissance par le feu, de la beauté née de la destruction. Comme la lave refroidie, il porte la marque du désastre et la promesse de régénération.

Les trois parfums peuvent se porter séparément ou se mélanger, formant un triptyque olfactif où l’individu compose sa propre narration. « Je voulais créer quelque chose qui accompagne les gens dans leur vie », insiste Mathieu. Il ne s’agit donc pas seulement de sentir bon, mais de s’entourer d’une aura, d’une histoire.

Le flacon comme sculpture

On pourrait croire que l’essence d’un parfum se résume à son « jus ». Mais Mathieu, fidèle à sa vision globale de l’art, a pensé chaque détail comme une extension du geste créateur. Le flacon, d’abord modelé en argile puis affiné en 3D, repose dans la main comme un galet poli. Fabriqué par le verrier Xuelei en Chine, il garde les traces d’une empreinte presque tellurique. Le bouchon, rareté en verre massif, existe en plusieurs finitions : rouge, vert ou texturé. Le logo de l’artiste se cache au-dessous, discret comme une signature. Le tout est présenté dans une boîte rigide habillée de papier japonais, conçue comme un socle de musée, surmontée au revers d’une aquarelle de Mathieu. L’emballage devient ainsi vitrine et reliquaire, prolongeant le parfum dans le domaine du visible.

Mémoire, migration, fragilité

Ce projet ne peut être dissocié du parcours migratoire de Mathieu. Parti de Haïti à 19 ans, installé à Montréal, il n’a pas pu retourner dans son pays natal depuis 2019. Pour lui, l’art est une forme de retour, un vaisseau spatial, dit-il, pour reconnecter avec la terre perdue. « Imaginer que Paris puisse un jour sentir Île noire est un acte subversif », affirme-t-il. Le parfum devient ainsi un territoire imaginaire, une diaspora olfactive qui transporte la mémoire haïtienne au-delà de ses frontières physiques. Comme dans ses toiles, l’ambiguïté persiste : beauté et menace se tiennent ensemble, charme et morsure se frôlent, car la fragilité est toujours au bord de la catastrophe.

Pour le lancement officiel, Manuel Mathieu a installé des sculptures qu'on était invité à dessiner. Cette initiative, à la fois généreuse et immersive, transformait l’espace en un lieu de dialogue silencieux entre l'artiste et le spectateur. C'était inspirant, presque méditatif. Chaque trait de crayon devenait une manière d'entrer dans l’univers de l’œuvre, de s’y perdre un instant, puis d’y retrouver quelque chose de soi. Cela nous offrait un moment de transcendance – un instant suspendu où l’art ne se contemplait plus seulement, mais se vivait, se prolongeait à travers nos propres gestes. J’ai inclus la sculpture que j’ai dessinée, modeste témoignage de cette expérience unique, entre observation et création, entre matière et esprit.

L’art invisible

La démarche de Mathieu s’inscrit aussi dans une tendance plus large : l’émergence du parfum comme médium artistique. Les expositions récentes du Metropolitan Museum ou du Barber Institute de Birmingham ont montré l’intérêt croissant des musées pour l’olfactif. Mais là où certains artistes traduisent une œuvre en parfum, Mathieu prend le chemin inverse : il crée le parfum comme œuvre. Il ne s’agit pas de marketing de niche mais d’une véritable extension de sa pratique. Dans son esprit, la fragrance, le flacon, le packaging, tout est un seul et même geste. Cette vision totalisante rappelle les ambitions modernistes de l’art total, mais transpose cette idée dans le quotidien, à l’échelle intime du corps.

Une fragilité universelle

En définitive, la force de Manuel Mathieu Parfums tient moins à l’originalité de ses notes qu’à la profondeur de sa démarche. À travers le parfum, il explore les thèmes qui traversent toute condition humaine : le lien à la mère, la mémoire du pays perdu, la beauté des cicatrices, l’instabilité de toute chose. Le parfum, parce qu’il est invisible, éphémère, instable, devient la métaphore de la vie elle-même. Porter Dsire, Île noire ou Eccco, c’est accepter de se rappeler que tout peut disparaître à chaque instant, mais que dans cette fragilité réside aussi la beauté la plus radicale.

« Comme peintre, je pense à ce qui se passe entre le tableau et le spectateur : une pièce de possibilités », explique Mathieu. Le parfum ouvre une pièce invisible, une chambre intérieure que chacun transporte en soi. Dans un monde saturé d’images, ce geste a la force tranquille d’une subversion : réapprendre à vivre avec l’invisible, à écouter ce que le nez, la mémoire et le cœur savent déjà.

Et peut-être est-ce là le véritable sens de cette aventure : offrir aux autres des fragments de son propre voyage, distiller la mémoire d’un pays, d’une mère, d’une île, dans un flacon de 50 ml. Comme une peinture qui se respire, une sculpture qui s’évapore, un rêve que l’on porte au creux du cou.

Disponible chez ETIKET ou Manuel Mathieu Parfums

LENA GHIO   

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Photos © LENA GHIO2025

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