Tuesday, September 9, 2025

L’écart silencieux : une fracture éducative au cœur de notre époque

Après la projection, toute l'équipe de production est montée sur scène. Vous pouvez voir le film, et je vous le recommande :  ICI
 

Le zeitgeist d’une société se lit rarement dans ses vitrines officielles — ses bilans économiques, ses chiffres de croissance, ses palmarès culturels. Il s’inscrit plus subtilement dans ses failles, dans ses silences obstinés, dans ces angles morts qui, parce qu’ils dérangent, restent longtemps hors du champ de la conscience collective. Le documentaire L’écart silencieux, réalisé par Flavie Payette-Renouf et porté par l’engagement obstiné de la députée Marwah Rizqy, met au jour l’un de ces tabous persistants : la sous-scolarisation des garçons.

Le constat est brutal : année après année, environ 20 000 diplômes de plus sont délivrés à des femmes qu’à des hommes dans les cégeps et universités québécoises. Trois quarts des demandes d’admission proviennent d’étudiantes. Le décrochage scolaire, majoritairement masculin, coûte à lui seul près de 14 milliards de dollars par an à la société québécoise. Ce ne sont pas seulement des statistiques : ce sont des trajectoires de vie compromises, des familles fragilisées, un tissu social qui se déchire en silence.

Un silence lourd de soupçons

Pourquoi ce décalage, connu depuis des décennies, est-il resté enfoui, presque indicible ? Sans doute parce qu’il se situe dans une zone minée des débats publics : parler de la réussite des garçons est trop souvent perçu comme un geste de recul face aux conquêtes des femmes. Évoquer leurs difficultés, craint-on, reviendrait à minimiser les discriminations structurelles que subissent encore les femmes dans de nombreux domaines, notamment au travail et dans l’accès aux postes de pouvoir.

Le mérite du film et de Marwah Rizqy — qui se sait sur la fin de sa carrière politique et parle ici davantage comme mère que comme élue — est précisément d’oser désamorcer ce piège rhétorique. « On peut être féministe et parler des gars. L’un n’empêche pas l’autre », affirme-t-elle. C’est là tout le courage de la démarche : faire de la réussite scolaire des garçons une priorité nationale, non pas en opposition mais en complément des luttes féministes.

La lecture comme nerf de la guerre

Le documentaire ne se contente pas de poser un diagnostic. Il revient, comme un leitmotiv, à l’élément le plus déterminant de la réussite scolaire : la lecture. Tout se joue dès les premières années. Les garçons, en moyenne, entrent plus difficilement dans l’univers de l’écrit. Ils accumulent plus vite du retard, lequel devient, à l’adolescence, un poids presque impossible à rattraper. On le sait depuis longtemps : les difficultés en lecture sont un indicateur majeur du risque de décrochage.

Mais L’écart silencieux met en lumière des solutions concrètes et inspirantes. Le programme Nicslecture, mené au Bas-Saint-Laurent avec le soutien de l’équipe de hockey de Rimouski, en est un exemple éloquent : des joueurs s’impliquent auprès des enfants, les incitant à lire quinze minutes par jour. Résultat : l’apprentissage devient un acte de connivence, de fierté partagée, et non plus une corvée solitaire. La formule est simple mais décisive : il n’y a pas de mauvaises lectures, sauf l’absence de lecture.

Marwah Rizqy insiste aussi sur des détails qui en disent long sur nos priorités collectives : combien d’enseignants paient de leur poche un fauteuil ou quelques coussins pour aménager un coin lecture accueillant ? Comment justifier qu’une société riche comme la nôtre dépende du sacrifice personnel de ses professeurs pour rendre la lecture désirable ? La réponse se trouve peut-être moins dans des budgets que dans un changement de regard : la lecture doit cesser d’être perçue comme un luxe culturel et redevenir une infrastructure vitale de la démocratie.

Marwah Rizqy est maman de deux jeunes garçons et se passionne pour l'avenir de ses enfants.

Le piège de l’automatisation

Certes, les garçons peu diplômés peuvent encore aujourd’hui obtenir des salaires plus élevés que leurs homologues féminines. Mais cette illusion de stabilité est menacée par l’automatisation. Les secteurs industriels et techniques, où ces hommes sont surreprésentés, sont précisément ceux que l’intelligence artificielle et la robotisation grignotent le plus vite. Derrière l’écart scolaire se profile donc une fracture économique et sociale appelée à s’amplifier : demain, une masse d’hommes sans diplômes se retrouvera sans emploi et sans alternative, alimentant les ressentiments et les dérives politiques qu’on observe déjà ailleurs.

C’est là que le film touche à quelque chose de plus vaste : il ne s’agit pas seulement d’éducation, mais de l’équilibre même de nos sociétés modernes. Dans une époque où les populismes prospèrent sur le désarroi masculin, le décrochage scolaire des garçons devient une question de stabilité démocratique.

Une parole politique inédite Le piège de l’automatisation

Ce qui frappe dans L’écart silencieux, c’est l’alignement rare de voix politiques habituellement adversaires. Bernard Drainville, ministre de l’Éducation, Pauline Marois, ex-première ministre, ou encore des élus du PQ et de Québec solidaire participent, « avec leurs tripes », selon Rizqy. C’est peut-être la première fois qu’un sujet éducatif échappe au carcan partisan et s’affirme comme enjeu véritablement national.

Cette mise en commun des sensibilités n’est pas anodine. Elle traduit une conscience diffuse : l’écart de réussite entre filles et garçons n’est pas un détail sociologique, mais un symptôme d’un malaise civilisationnel. La société québécoise, comme tant d’autres, a su construire des institutions solides pour soutenir l’émancipation des femmes, mais elle n’a pas encore trouvé la manière de relever les garçons sans sacrifier l’élan féministe.

J’ai été satisfaite de voir que toutes mes questions ont été abordées lors de l’échange qui a suivi le visionnement.

Compassion et clairvoyance

Ce documentaire, s’il émeut, ne verse pas dans la complaisance. Il garde cette juste distance journalistique qui permet de conjuguer compassion et lucidité. Compassion pour ces garçons qui grandissent dans des foyers sans livres, sans modèles de lecteurs, et qui se retrouvent très tôt persuadés que l’école n’est pas pour eux. Compassion aussi pour les enseignants, sommés de combler des décennies de retard structurel avec des moyens dérisoires.

Mais clairvoyance, également, sur nos propres aveuglements : si le sujet est resté tabou si longtemps, c’est que nous redoutions d’y voir le miroir de nos contradictions. Dans un monde qui proclame l’égalité des chances, pourquoi tolérer qu’un sexe décroche systématiquement ? Dans une époque obsédée par la performance et la compétitivité, pourquoi laisser s’installer un déficit éducatif qui fragilise tout un pan de la population ?

Un appel à l’action

Le film se conclut par un appel ferme : faire de la lutte contre la sous-scolarisation des garçons une priorité nationale. Pas demain. Pas dans dix ans. Maintenant. Marwah Rizqy, qui ne se représentera pas en 2026, assume d’en faire son « dernier tour de piste ». Ce choix donne au film une tonalité singulière : celle d’un testament politique et personnel, à la croisée de l’intime et du collectif.

En définitive, L’écart silencieux n’est pas qu’un documentaire sur l’éducation : c’est un miroir tendu à une société qui hésite encore à regarder ses propres paradoxes en face. Ce que révèle ce film, c’est que notre époque ne sera pas jugée seulement à l’aune de sa prospérité ou de ses avancées technologiques, mais aussi à la manière dont elle aura su tendre la main à ses garçons perdus.

Car l’avenir ne se construit pas seulement avec des chiffres et des courbes. Il se tisse dans la fragilité d’un coin lecture, dans la voix d’un joueur de hockey qui raconte un livre à un enfant, dans l’attention patiente accordée à ceux qui, trop souvent, se taisent et décrochent. C’est là que réside le véritable zeitgeist de notre temps : la conscience qu’une société qui perd ses garçons perd un peu de son humanité.

LENA GHIO   

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Photos © LENA GHIO2025

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