Saturday, November 22, 2025

CINEMANIA 2025: Si Versailles m’était conté… de Sacha Guitry


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Il y a dans Si Versailles m’était conté… quelque chose de la vanité française la plus raffinée et la plus assumée — cette faculté à se contempler dans le miroir de son histoire en se sachant, d’avance, irrésistible. Sacha Guitry, en 1954, signe avec ce film une déclaration d’amour à la fois à Versailles, à la monarchie, à la France, mais surtout à lui-même, son plus inépuisable sujet d’inspiration. Présenté il y a quelques semaines à Cinemania dans une somptueuse restauration, l’œuvre retrouve ce qu’elle n’a jamais vraiment perdu : l’éclat d’un monument de cinéma, un peu daté sans doute, mais d’une élégance exquise, où la virtuosité du verbe et du geste se substitue à toute tentation de réalisme.

Car Si Versailles m’était conté… n’est pas un film historique au sens où l’entendent les modernes — il n’a que faire de l’exactitude des faits, des dates, des systèmes de mesure ou des costumes. Guitry invente un passé qui lui ressemble : spirituel, éloquent, volontiers cabotin, pétri de panache et de paradoxes. Dans son Versailles, le siècle de Louis XIV n’est pas une reconstitution, mais un théâtre. Les rois y déclament, les favorites y minaudent, les gardiens du musée y bavardent avec les ombres des siècles. Tout y est discours, conversation, badinage. Et le spectateur, happé par ce tourbillon de mots et de figures, se laisse séduire par la légèreté de ce faux-semblant, comme on se laisserait charmer par une pièce bien jouée dont on connaît déjà la fin.

Le projet, on le sait, était titanesque : rassembler la crème du cinéma français — et un peu au-delà — autour d’un château redevenu, pour un instant, l’épicentre du monde. C’est un défilé étourdissant : Gérard Philipe en D’Artagnan fougueux, Jean Marais en Louis XV d’opérette, Micheline Presle en Pompadour de porcelaine, Claudette Colbert en Montespan à l’américaine, et jusqu’à Orson Welles en Benjamin Franklin, présence incongrue mais irrésistible, narrateur des versions anglophones, ambassadeur improvisé du génie français. Il n’est pas une vedette de l’époque que Guitry n’ait convoquée pour son panthéon : Édith Piaf chante, Bourvil sourit, Brigitte Bardot fait ses premiers pas. Chaque apparition, fût-elle de quelques secondes, devient un hommage, une miniature, un camée. 

Mais ce qui frappe aujourd’hui, c’est moins la richesse du casting que la cohérence de l’univers que Guitry impose à tant de voix. Il ne s’agit pas d’un collage, mais d’un ballet. Chacun entre dans le mouvement général comme une note dans une partition. Ce Versailles-là n’est pas celui de la poussière des siècles : c’est une machine parlante, un théâtre d’esprit où chaque réplique semble écrite pour être retenue, citée, admirée. Guitry, en narrateur omniscient, y joue à la fois le roi et le chroniqueur, Louis XIV vieilli contemplant son œuvre, et l’auteur moderne qui s’en amuse. Cette mise en abyme permanente confère au film un charme singulier : celui d’un homme qui, conscient d’arriver à la fin d’un monde — et peut-être de sa propre légende —, dresse un inventaire amoureux du passé pour mieux conjurer l’oubli.

Le film, premier grand fleuron du cinéma français en Eastmancolor, est d’une beauté visuelle qui ne cesse de surprendre. Les ors de la galerie des Glaces, les jardins ourlés d’ombre et de lumière, les perruques poudrées, les soies et les velours : tout respire une opulence que Guitry filme avec une sensualité presque picturale. Ce n’est pas un hasard si l’on parle d’« une fresque ». La caméra se déplace comme un pinceau sur la toile du temps, sans hâte, avec un plaisir évident à montrer ce qui brille. Il y a là quelque chose du cinéma de Renoir ou de Ophüls, mais transposé dans le ton si particulier de Guitry : une ironie sans cruauté, un amour du paraître assumé comme vérité.

On reprocha souvent à Guitry de s’être trompé d’époque, d’avoir fait un film de courtisan quand la France de 1954 rêvait d’une autre grandeur, plus sociale, plus républicaine. Mais c’est précisément cette démesure qui fascine aujourd’hui. Si Versailles m’était conté… ne cherche pas à plaire à son temps : il l’ignore, et c’est là son audace. Ce que Guitry célèbre, ce n’est pas tant la monarchie que le spectacle du pouvoir, l’art de l’apparence, la beauté des mots et des gestes bien posés. Sa France est une scène, et Versailles, le décor idéal pour un ultime salut.

Les libertés qu’il prend avec l’Histoire — le mètre inventé sous Louis XIV, l’effacement de la Régence, l’anachronisme des dialogues — participent d’une même logique : faire de la fiction un art supérieur à la chronologie. Chez Guitry, la vérité n’est pas factuelle, elle est théâtrale. Qu’importe que Louis XVI jure sur le balcon de Versailles qu’il n’a « pas donné un centime », alors que la monnaie n’existe pas encore : le moment est juste, parce qu’il est beau, et parce que Guitry y glisse toute la nostalgie d’un monde révolu.

Et puis, il y a cette musique — légère, élégante, signée Jean Françaix — qui accompagne le film comme un contrepoint ironique à la solennité des images. Guitry ne se prend jamais tout à fait au sérieux. Même au sommet de la pompe versaillaise, il glisse un clin d’œil, un mot d’esprit, une pirouette. Il aime trop son sujet pour ne pas s’en moquer un peu. Et cette distance, cette politesse du désenchantement, est ce qui sauve Si Versailles m’était conté… du kitsch dans lequel il pourrait sombrer.

Revu aujourd’hui, le film prend une autre dimension. Il n’est plus seulement la reconstitution fastueuse d’un âge d’or ; il devient le témoignage d’une France qui se regarde passer dans le miroir du temps. Guitry, dernier grand causeur d’un monde disparu, orchestre ici sa propre mise en scène du souvenir. Ce n’est pas un hasard si le film s’ouvre et se ferme au musée, parmi les statues et les gardiens : tout y est déjà figé, patrimonialisé, offert à la contemplation. Mais au lieu de déplorer cette pétrification, Guitry la célèbre. Il la dore, il la fait parler, il lui rend son éclat.

À Cinemania, la projection restaurée a pris des allures de séance de spiritisme. On y convoquait non seulement les fantômes de Versailles, mais ceux du cinéma français lui-même. Voir surgir sur grand écran ces visages d’une autre époque — Gérard Philipe, Jean Marais, Micheline Presle —, c’est mesurer la distance qui nous sépare d’une idée du cinéma comme fête de l’intelligence et du style. Ce que Guitry défend, avec son éloquence inimitable, c’est la suprématie du verbe sur l’action, de la représentation sur le réel.

Dans le contexte d’un festival comme Cinemania, où l’on s’attache à revisiter la mémoire francophone, Si Versailles m’était conté… apparaît comme un jalon essentiel : à la fois monument et manifeste. Monument, parce qu’il incarne l’ambition démesurée d’un cinéma capable d’embrasser l’Histoire tout entière dans une même phrase. Manifeste, parce qu’il affirme la puissance du récit comme acte de résistance à l’oubli. Le film, on le sait, fut un triomphe populaire — près de sept millions d’entrées —, et contribua à relancer l’intérêt pour la restauration du château lui-même. C’est dire à quel point le cinéma, chez Guitry, agit sur le réel, non par la vérité qu’il dit, mais par la beauté qu’il invente.

Alors, oui, Si Versailles m’était conté… est daté. Oui, il est emphatique, parfois trop bavard, souvent complaisant. Mais sa splendeur demeure. Comme le château qu’il célèbre, il a traversé les décennies avec cette insolence tranquille des œuvres qui n’ont jamais demandé la permission d’exister. Il faut l’aimer pour ce qu’il est : une déclaration, un geste, une révérence. Un film qui, par son excès même, touche à une forme de grâce. Et lorsque Guitry, dans la lumière dorée du soir, prête sa voix à Louis XIV vieillissant, on entend, derrière les ors et les fanfares, une mélancolie d’homme qui regarde son royaume s’effacer. C’est ce moment-là, peut-être, qui fait du film un chef-d’œuvre : non pas sa fidélité à l’Histoire, mais sa fidélité à l’émotion d’en raconter une.

LENA GHIO   

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