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Il y a dans Le Répondeur quelque chose d’aussi déconcertant que délicieusement familier, comme si Fabienne Godet avait décidé de prendre à revers l’époque saturée de notifications pour lui rendre la douceur étrange d’un échange humain, d’un faux-semblant assumé, d’un pacte scellé dans l’ambiguïté la plus féconde. Son film, adapté du roman de Luc Blanvillain, repose sur un principe narratif si simple qu’il en devient virtuose : un auteur à succès, Pierre Chozène, prix Goncourt morose et engoncé dans ses peurs, engage un jeune comédien fauché, Baptiste, pour devenir son répondeur humain. L’idée pourrait être le point de départ d’un vaudeville contemporain ou d’une farce philosophique ; Godet choisit d’en faire une comédie subtile, à la fois légère et insidieuse, dans laquelle le rire n’annule jamais la gravité des enjeux souterrains. Car derrière la mécanique ludique du dispositif, c’est bien la question du pouvoir, de la création et de l’identité qui se joue, par la voix, par le langage, par ce souffle qui relie les êtres bien plus sûrement qu’une adresse ou un numéro de téléphone.
Denis Podalydès, dans le rôle de Pierre, offre un portrait minutieux de l’homme qui s’efface derrière sa propre légende. Il incarne la lassitude brillante de ceux qui ne savent plus comment porter leur talent, trop conscient du bruit que produit leur nom pour parvenir encore à écrire dans le silence. L’acteur déploie ici l’un de ses plus beaux rôles en homme exaspéré par sa famille, son éditeur, ses amours passées, et par cette reconnaissance qui l’a figé dans une position d’autorité qu’il ne désire plus. Il y a dans sa diction, dans sa manière d’articuler le dégoût discret et l’attachement honteux, quelque chose de profondément humain, comme un Louis de Funès ralenti par les années et irradié par la mélancolie d’un Jean-Louis Trintignant. Godet elle-même évoquait ce mélange heureux, et le film en tire une grande partie de sa singularité : cette voix si reconnaissable devient un enjeu dramaturgique, presque un instrument de musique que Baptiste s’efforce de reproduire à la perfection.
Salif Cissé, face à lui, est une révélation de nuance et d’invention. Son Baptiste Mendy, jeune comédien qui survit à coups de petites scènes et de jobs alimentaires dans un centre d’appels d’assurance, apporte au film une énergie radieuse, une espièglerie tendre qui contraste avec la rigidité de Pierre. Là où le romancier s’enferme, Baptiste s’ouvre ; là où Pierre se retire, le jeune homme avance, imitant pour mieux exister, empruntant la voix de l’autre pour affirmer la sienne. Godet pousse la métaphore plus loin que la simple imitation : en confiant à Cissé un travail vocal précis, développé avec trois imitateurs professionnels — Michaël Gregorio, Fabian Le Castel et Eklips —, elle fait de la voix un espace de création pluriel, un territoire partagé où l’autre devient la matière première de son propre art.
Le pacte entre les deux hommes, qui pourrait n’être qu’un arrangement farfelu, prend rapidement l’allure d’un accord faustien. Pierre délègue à Baptiste plus qu’un service : il lui confie sa vie sociale, ses relations, son intimité, comme on renoncerait à une part de soi trop lourde à porter. Le jeune imitateur, lui, s’empare de cette liberté nouvelle avec une générosité désarmante, sans mesurer les risques de son enthousiasme. Ses initiatives vont bien au-delà du rôle assigné, jusqu’à provoquer des quiproquos jubilatoires avec l’ex-femme du romancier, son éditeur, sa fille Elsa — lumineuse Clara Bretheau — ou encore son ami journaliste. Chaque échange se déploie comme une improvisation contrôlée, où le mensonge devient paradoxalement l’occasion de réparer, de consoler, de réconcilier. Baptiste agit comme une suture délicate sur les failles du romancier, presque un artisan du Kintsugi, recollant les fissures de la personnalité de Pierre avec l’or fragile de ses intentions.
Godet, qui n’a jamais fait de la comédie son terrain naturel, aborde le genre avec une retenue singulière. Elle ne cherche pas le rire facile, ni l’excès burlesque ; elle préfère une dentelle de situations, un millimétrage au syllabe près qui donne au film une élégance rare. Si le dispositif rappelle parfois la théâtralité du vaudeville, la réalisatrice le détourne pour l’inscrire dans quelque chose de plus contemporain, de plus intime, en laissant les personnages se déployer par petites touches. La mise en scène, précise sans être ostentatoire, offre de magnifiques instants suspendus — notamment lors des dîners de débriefing entre Pierre et Baptiste, où l’on sent à la fois l’inconfort et l’affection naissante, la dépendance qui s’inverse, le pouvoir qui glisse insensiblement d’un homme à l’autre.
Ce glissement constitue le cœur émotionnel du film. Alors que Pierre se laisse vivre par procuration, recueillant avec une naïveté troublante les bénéfices de l’audace de Baptiste, celui-ci devient peu à peu le moteur de l’existence du romancier. Il le protège, l’écoute, l’amuse, l’encourage, comme un double improbable venu ranimer ce que le succès a asséché. Le film interroge ainsi les limites de cette intrusion bienveillante : jusqu’où peut-on parler à la place de l’autre sans lui voler quelque chose ? Où s’arrête l’aide et où commence l’appropriation ? À quel moment l’imitation devient-elle une forme de parasitage, voire de vampirisation ? Godet joue habilement de cette tension, faisant glisser son récit vers une zone plus sombre, plus insidieuse, sans jamais perdre le fil comique qui en est la trame principale.
En filigrane, Le Répondeur explore aussi la question de la création artistique. La peinture d’Elsa, l’écriture de Pierre, les imitations de Baptiste forment un triptyque qui interroge la place du talent, de l’inspiration, de la passion étouffée ou dévoyée. Que fait-on de ce que l’on sait faire ? Comment le succès transforme-t-il l’artiste ? Comment les vocations se perdent-elles dans le quotidien, et comment renaissent-elles par la rencontre ? Godet puise dans sa propre expérience pour nourrir ce regard lucide : elle rappelle combien durer est parfois plus précieux que briller, et comment le succès peut abîmer plus sûrement qu’il n’élève.
Le film, récompensé du Prix du public au Festival de l’Alpe d’Huez, a séduit par cette intelligence sans ostentation, cette manière de surprendre sans jamais écraser. Il se déploie comme une comédie malicieuse, portée par deux performances magnifiques, qui parvient à mêler le rire et l’émotion avec une élégance rare. En sortant de la salle, on se surprend à repenser à ceux qui ont, un jour, parlé à notre place ou nous ont prêté leur voix, volontairement ou non. Godet rappelle, avec une douceur qui n’exclut pas la lucidité, qu’un être bien intentionné peut redonner du souffle là où l’on n’en avait plus. Peut-être est-ce là, au fond, la plus belle promesse du cinéma : imiter la vie pour mieux la comprendre, prêter une voix à ceux qui l’ont perdue, et inventer, le temps d’un film, une manière nouvelle de se reconnaître.
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