Sunday, November 23, 2025

Vie privée de Rebecca Zlotowski (2025)

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Il y a, dans Vie privée, quelque chose d’une élégie moderne sur la confusion entre lucidité et vertige — un film qui explore les méandres de la psyché humaine avec l’allure feutrée d’un thriller policier et la profondeur inquiète d’une psychanalyse inachevée. Rebecca Zlotowski, fidèle à son goût pour les zones troubles de l’intime, y orchestre une symphonie de silences, de reflets et de mensonges partagés. Elle retrouve ici, après Une fille facile ou Les Enfants des autres, son obsession : la perméabilité entre la vie vécue et la vie rêvée, entre ce que l’on croit comprendre et ce que l’on se refuse à voir.

Le personnage de Liliane Steiner, psychiatre renommée que Jodie Foster incarne avec une précision de scalpel, cristallise cette ambivalence. Froide, méthodique, presque minérale, Liliane vit dans une forteresse de contrôle. Le drame — la mort inexpliquée d’une de ses patientes — fissure cette architecture mentale et ouvre un gouffre. Ce que Vie privée met en scène n’est pas tant une enquête policière qu’une désintégration de la raison : une femme, persuadée de chercher la vérité, se perd dans un labyrinthe qu’elle a elle-même bâti.

Foster, dans son premier rôle d’importance en français depuis plus de vingt ans, joue avec un aplomb fascinant cette étrangeté : l’Américaine exilée, la voix étrangère au milieu d’un monde qui n’est pas tout à fait le sien. Son accent, loin de trahir une maladresse, devient une dimension du personnage — un écart subtil entre ce qu’elle dit et ce qu’elle ressent, comme si chaque phrase franchissait une frontière invisible. On sent, derrière chaque mot, la tension d’une pensée qui se débat pour garder sa cohérence. C’est là, sans doute, que Zlotowski la voulait : dans cette langue seconde où la vérité sonne toujours un peu de travers.

Lorsque Liliane apprend la mort de Paula (Virginie Efira, lumineuse et énigmatique), une patiente volubile et absente depuis plusieurs séances, quelque chose se dérègle. Elle réécoute les enregistrements de leurs séances — cette mer de confidences, de demi-vérités, de silences feints — et croit y entendre des indices, des appels au secours. Très vite, la psychiatre se fait détective, franchissant une à une les limites de sa propre éthique. Le mari de Paula, joué par Mathieu Amalric avec sa nervosité coutumière, l’éconduit brutalement. Le monde extérieur lui renvoie son excès, mais Liliane persiste, persuadée que sous le vernis du suicide se cache un meurtre.

Le scénario, coécrit par Zlotowski, Anne Berest et Gaëlle Macé, avance en fausse ligne droite, comme un rêve dont les repères se déplacent à mesure qu’on croit les saisir. Chaque rencontre, chaque souvenir semble tissé d’un double fond. La réalité devient soupçonnable, la mémoire poreuse. Le film s’éloigne alors du polar pour se glisser vers un territoire plus mouvant, celui du fantasme et de la culpabilité. Sous l’intrigue, il y a une autre enquête, plus intime : celle de Liliane sur sa propre faillite morale, sur ce qui, en elle, a cessé d’écouter.

Dans l’un des moments les plus beaux — et les plus dérangeants — du film, Liliane, prise d’un trouble étrange, se met à pleurer sans répit. Non par chagrin, dit-elle, mais à cause d’une sorte de court-circuit lacrymal. Zlotowski filme ces larmes involontaires comme un symptôme d’humanité qui revient malgré elle, une émotion qui, privée de cause identifiable, devient un langage en soi. Les yeux de Foster, inondés, sont un miracle de cinéma : jamais le visage ne semble autant lutter contre sa propre expression.

La mise en scène de Zlotowski est d’une maîtrise souveraine, discrète et sensuelle à la fois. La caméra glisse comme une pensée hésitante, explore des couloirs, des reflets, des miroirs qui ne rendent plus les bons visages. Rob, à la musique, enveloppe le film d’une pulsation presque clinique — un battement sourd, comme celui d’un cœur qui aurait peur de se faire entendre. L’élégance plastique ne cherche jamais l’esbroufe : elle sert cette idée que tout, dans la perception, peut se retourner contre soi.

Daniel Auteuil, en ex-mari médecin, incarne une douceur fatiguée, une forme de rationalité qui ne parvient plus à contenir la folie douce de Liliane. Leur duo, tendu entre reproches et tendresse, donne au film sa dimension mélodramatique, presque bergmanienne. Vincent Lacoste, en fils distant, prolonge ce motif de la fracture familiale, tandis que Virginie Efira, dans ses apparitions posthumes ou fantasmées, hante le film comme une projection du désir refoulé. Tout se passe comme si Paula et Liliane n’étaient que deux facettes d’une même conscience divisée : celle qui parle et celle qui écoute, celle qui ment et celle qui se ment.

La dernière partie, où l’hypnose devient passage entre mondes, frôle l’étrange sans jamais basculer dans le ridicule. On y voit Liliane revivre une existence antérieure, dans un Paris des années quarante, où les identités se confondent, où la psychanalyste se découvre amoureuse de sa patiente d’alors. Ce détour métaphysique, qu’on pourrait juger audacieux, achève de faire du film une méditation sur la mémoire du corps, sur la transmission invisible des blessures — celles de l’Histoire, celles du sang, celles que la psychanalyse tente d’apprivoiser sans jamais les guérir.

On songe à Hitchcock, à Kieslowski, à un certain cinéma américain des années 1970, mais Vie privée demeure, par sa pudeur et sa lumière, un film profondément français. Zlotowski y tisse des correspondances entre la raison cartésienne et la dérive mystique, entre la rigueur du polar et la fluidité du rêve. Le titre, d’une ironie magnifique, dit bien cette impossibilité de séparer le secret professionnel du secret de l’âme.

Le pari de faire jouer Jodie Foster dans la langue de Molière n’était pas qu’un caprice de cinéphile : il s’inscrit dans le cœur même du film, dans cette tension entre distance et intimité, entre traduction et trahison. En la dirigeant avec une délicatesse qui rappelle les grands duos d’actrice et de metteuse en scène (Bergman et Ullmann, Assayas et Binoche), Zlotowski signe un film sur la porosité des rôles : celle du thérapeute et du malade, de la mère et de l’amante, du spectateur et du personnage.

Vie privée n’a rien d’un film parfait, mais il touche à cette rareté qu’est la justesse du trouble. On en sort comme d’une séance qui aurait mal tourné — ou trop bien fonctionné. On a cru comprendre, puis tout s’effondre, et il ne reste qu’une émotion flottante, une brume d’images et de voix. Dans ce désarroi, quelque chose d’essentiel pourtant s’éclaire : la certitude que l’esprit humain, livré à lui-même, invente des labyrinthes dont il ne désire pas vraiment sortir.

LENA GHIO   

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