| CINEMANIA |
| Juliette Binoche et Guilhem Caillard © Lena Ghio |
translation app above
Une journée sombre et pluvieuse ce 5 novembre dernier à Montréal. Néanmoins, je ne pouvais pas manquer la rencontre de presse où l'actrice oscarisée Juliette Binoche allait nous présenter son premier documentaire In-I in motion à Cinémania.En 2007 et 2008, Akram Khan et elle combinent leurs univers pour offrir un spectacle sur le corps et la danse qui sera joué plus de cent fois à travers le monde. Près de vingt ans plus tard, l’actrice oscarisée revient sur la création du spectacle et son héritage artistique. Pour sa première réalisation, Juliette Binoche crée un documentaire aussi singulier que le spectacle original, avec comme problématique de questionner la création. Des images d’archives inédites et de nombreux extraits en spectacle ou en répétition permettent à un nouveau public de découvrir ce panthéon de l’art scénique contemporain.
| Juliette Binoche et Akram Khan |
Le titre évoque le spectacle In-I (ou En-Je), qu’elle avait créé avec le chorégraphe britannique Akram Khan en 2007. Un spectacle joué plus d’une centaine de fois à travers le monde, entre théâtre, danse et combat amoureux. Le film, presque vingt ans plus tard, est une plongée dans les coulisses de cette aventure physique et spirituelle. Deux heures et trente-six minutes de matière brute, d’archives, de répétitions, de corps en lutte. Mais ce n’est pas une simple reconstitution : c’est un questionnement sur la création elle-même, sur la vérité du geste artistique, sur la peur et la joie de se dépasser.
Quand elle parle du film, Binoche choisit ses mots avec soin, presque comme une danseuse mesure ses appuis. « Ce qui m’intéressait, dit-elle, c’était de comprendre d’où vient la création. Comment une idée, un mouvement, un regard peuvent devenir une œuvre. » Dans ses yeux, il y a une intensité calme, une lumière qui semble ne jamais s’éteindre. Elle a cette manière unique d’écouter les questions, de les laisser résonner en elle avant d’y répondre, comme si chaque phrase devait venir d’un endroit profondément vécu.
Sur l’écran, son documentaire montre une Binoche que l’on connaît peu : vulnérable, en sueur, épuisée. On la voit trébucher, se relever, se heurter à son propre corps. Dans les séquences de répétition, Akram Khan la pousse à bout, exige la vérité, le relâchement, la présence totale. « La danse, c’est la souffrance », dit-elle à un moment du film, mi-sérieuse, mi-amusée. Mais cette souffrance n’est jamais stérile. Elle est la voie vers la liberté. « Dans la danse, tout est mouvement, explique-t-elle. La pensée est mouvement, les émotions sont mouvement. Il faut accepter de ne plus contrôler, de se laisser traverser. »
| Juliette Binoche et Akram Khan |
On comprend alors que In-I in Motion n’est pas seulement un documentaire sur un spectacle, mais un autoportrait indirect. Juliette Binoche filme comme elle joue : avec le corps, avec le cœur, avec une exigence absolue. Elle ne cherche pas la beauté mais la vérité, fût-elle inconfortable. Sa coach de jeu, l’Américaine Susan Batson, apparaît dans le film comme une sorte de miroir dur et bienveillant, une figure quasi spartiate. Ses mots claquent comme ceux d’un entraîneur de boxe. « Elle est passionnée parce qu’elle est dedans, dit Binoche. Moi aussi, je peux sembler exigeante. Mais être dans la vérité, ça demande une exigence. »
Il faut se souvenir du parcours qui l’a menée là. Fille d’un mime et d’une actrice franco-polonaise, Binoche grandit dans un monde où l’art est respiration. Elle se forge dans les pensionnats, rêve de théâtre, apprend à se tenir seule. De Rendez-vous à L’
Dans le film, on découvre aussi la tendresse derrière la rigueur. Akram Khan, chorégraphe magistral, célèbre pour ses récits puissants (Giselle, Jungle Book Reimagined, la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Londres 2012), devient son partenaire d’exploration. Entre eux, il y a des affrontements, des rires, des silences. Ils parlent du corps comme d’un territoire à défricher. L’amour, la mémoire, la peur s’y entremêlent. In-I était né de cette alchimie, de cette confrontation entre deux mondes — l’actrice européenne et le danseur britannique d’origine bangladaise — qui ont trouvé dans la création un terrain d’universalité.
| Juliette Binoche © Lena Ghio |
Robert Redford, qui avait vu le spectacle à New York, fut celui qui insista pour qu’elle en fasse un film. Elle hésitait. Sa sœur, Marion Stalens, réalisatrice et photographe, avait filmé les répétitions, accumulant près de 170 heures d’images. Binoche les a revisitées seule, des années plus tard, avec la curiosité d’une archéologue. « Le plus difficile, dit-elle, c’était de trouver le bon début. Quel fil suivre ? Comment ne pas trahir ce qu’on a vécu ? » On imagine l’actrice face à cet océan de matière, cherchant le rythme, l’émotion juste, la pulsation du souvenir.
Le résultat, présenté à Montréal, est à la fois un hommage et une mise à nu. À travers les images de scène, les gestes de Khan, les chutes et les étreintes, Binoche revisite l’instant où elle a décidé de ne plus se cacher. On y retrouve cette même quête vitale qu’elle évoque en racontant un épisode de jeunesse : le jour où, après avoir vu Casanova de Fellini, elle s’est mise à courir dans le métro pour rattraper un bel inconnu. Un élan absurde, instinctif, profondément humain. « C’était une manière d’aller vers le désir, vers la vie », dit-elle en riant.
Cette énergie d’enfance traverse toute son œuvre. Et pourtant, derrière la légèreté apparente, il y a la conscience aiguë de la fragilité. Elle se souvient de l’accident du tournage des Amants du Pont-Neuf, à 28 ans, lorsqu’elle a failli se noyer. « Je me suis dit : je ne mourrai pas pour le cinéma. La vie est trop précieuse. » Cette phrase, elle la répète doucement, presque pour elle-même. On comprend alors que In-I in Motion est aussi une déclaration d’amour à la vie, une façon de dire que la création n’a de sens que si elle célèbre la survie, la résilience.
Dans la salle de presse, les applaudissements se mêlent à un silence ému. Binoche parle encore, longuement, de la joie du don. « On va au fond de soi, dit-elle, pour faire remonter une essence que le spectateur va pouvoir sentir. On n’est pas des masochistes. On est des chercheurs d’endroits obscurs. Et le fait de chercher, c’est une joie immense. » Elle rit, un rire clair, presque enfantin. On pense à cette femme qui jouait au foot avec les garçons, qui peignait, qui dansait, qui ne cessait de recommencer.
À Montréal, ce soir-là, Juliette Binoche n’est ni la star internationale ni la muse des grands cinéastes. Elle est une femme en mouvement, fidèle à cette énergie mystérieuse qui la guide depuis toujours. In-I in Motion n’est pas un film parfait. Il est long, parfois rugueux, souvent bouleversant. Mais il est vrai, viscéral, traversé par cette vibration que seuls les artistes qui osent se perdre peuvent atteindre.
No comments:
Post a Comment