Tuesday, November 25, 2025

Les Derniers Remparts : Carcassonne 1304 — Quand un centre de sciences montréalais ouvre une brèche vers le Moyen Âge

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On ne s’attend pas, en traversant la placide esplanade du Centre des Sciences, à sentir soudain la morsure du vent sur des remparts vieux de sept siècles. À quelques mètres des terrasses où glissent encore les conversations du XXIe siècle, une autre rumeur monte pourtant — celle des marchés médiévaux, des catapultes en sommeil, des murmures de l’Inquisition. Il suffit de franchir les portes du Centre des Sciences pour qu’un monde bascule. Là, Excurio et le Centre des monuments nationaux déploient Les Derniers Remparts, Carcassonne 1304, une expédition immersive qui abolit d’un geste l’épaisseur du temps.

C’est une expérience ambitieuse, hybride, un récit historique traversé d’élans fictionnels, porté par une technologie qui, lorsqu’elle est maniée avec une telle maîtrise, fait oublier jusqu’à son existence. On ne “regarde” plus l’histoire. On y marche. On y respire. On y tremble.

Une porte d’entrée vers le XIVe siècle — littéralement

Le protocole veut que l’on enfile un casque de réalité virtuelle avant de s’aventurer dans cette Carcassonne reconstituée de fond en comble. Certains visiteurs pourront effectuer la visite à l’aide d’un bâton de stabilité, et les personnes à mobilité réduite se verront offrir une chaise adaptée afin de profiter pleinement de l’expérience aux côtés de leurs familles et amis.

L’instant qui suit l’ajustement du casque tient du vertige : les murs s’effacent, le sol se transforme en terre battue, des pins tordus par le vent flanquent un chemin forestier. Le jour se lève, un jour d’hiver de l’an 1304. C’est une sorte de respiration initiale, lente, solennelle, l’équivalent cinématographique d’un plan-séquence ouvrant une fresque. Et c’en est une.

Au bout du sentier, nous attend Simon de l’Estang. Jeune noble venu du Nord, silhouette encore teintée d’idéalisme, il a été mandé par son oncle, le connétable Geoffroy de Varennes. Il deviendra notre compagnon d’armes et notre voix dans ce récit. Le personnage est fictif, mais tout autour de lui, l’Histoire pulse. Philippe le Bel, Geoffroy d’Ablis l’inquisiteur, le sénéchal Guy Chevrier… Tous hantent les lieux avec la précision de spectres rigoureusement documentés.

Une cité plus vivante que nature

Nous pénétrons Carcassonne comme on entrerait dans une ruche. Les rues vibrent d’une activité fébrile. Le marché, particulièrement, est un tourbillon sensoriel. Les villageois y discutent en patois, marchandent, se disputent. On entend les miaulements des chats, les sabots martelant les pavés, les messes basses qui se colportent dans les coins d’ombre.

Tout, absolument tout, respire l’obsession du détail : tissus, armes, architecture, jusqu’au grain des voix. On sent la patte de l’équipe scientifique — archéologues, historiens, documentalistes — qui ont passé deux ans à ressusciter la Carcassonne de l’âge d’or de ses fortifications. Chaque maison, chaque tour, chaque étal est une hypothèse historique matérialisée en 3D.

Et pourtant, l’expérience reste fluide, jamais pédante. Elle raconte par l’espace, par le bruit, par le vivant.

L’Inquisition, brutale et omniprésente

Au détour d’une ruelle, un homme implore qu’on libère son épouse, accusée d’hérésie. La scène, violente et tendue, nous rappelle que l’hiver 1304 n’est pas seulement un décor pittoresque : c’est une période où l’Inquisition resserre son étau sur la cité.

On comprend très vite que Les Derniers Remparts n’a pas simplement vocation à émerveiller. L’expérience pose une question discrète mais fondamentale : comment traverse-t-on une époque où la justice vacille ? Comment se positionner face à l’injustice quand elle prend les habits du pouvoir spirituel ?

À travers Simon, jeune seigneur encore pétri d’idéaux chevaleresques, l’œuvre explore cette ambiguïté. Le courage n’est pas seulement martial. Il est moral.

Des remparts, des armes, et un réalisme presque cinématographique

Guidés par les soldats postés sur les tours, nous découvrons le système de défense de la forteresse. C’est un morceau de bravoure visuel : herses monumentales, archères, barbacanes, arcs tendus, éclat du métal sous la lumière d’hiver.

Les combattants, modélisés avec un réalisme stupéfiant, nous initient au maniement de l’épée, de l’arc. On se surprend à vouloir participer, à bouger, mais l’expérience demeure cinématographique avant tout — les mouvements brusques peuvent rompre l’illusion. Ici, la VR agit comme une caméra mobile dans laquelle notre regard se substitue à celui d’un personnage.

L’effet est saisissant. Ce n’est pas un jeu : c’est une plongée.

Une fiction cousue dans les plis de l’Histoire

La force de Les Derniers Remparts tient à son équilibre subtil entre vérité historique et récit romanesque. Tout est vraisemblable, rien n’est rigide.

L’histoire oscille entre séquences d’exploration libre et moments dramaturgiques plus serrés. Dans un logis de guérisseuse, les fragrances d’herbes médicinales semblent flotter. Dans les appartements seigneuriaux, on entend la tension monter à l’approche de la venue du roi Philippe le Bel, convoqué par la colère populaire contre les abus inquisitoriaux.

Les dialogues — écrits avec un soin qui rappelle la précision narrative des productions HBO — renforcent cette impression d’assister non pas à une reconstitution, mais à une vie.

Une technique au service de la narration

Il ne faut pas oublier la prouesse technologique sous-jacente : une salle vide de 700 m², tapissée de capteurs au sol, entièrement cartographiée pour permettre une déambulation libre de 45 minutes. Le casque se contente de transmuter cet espace nu en une cité labyrinthique.

Plus de cent personnes ont travaillé sur cette expérience. Directeurs artistiques, graphistes, animateurs, sound designers… Les bruitages et la musique, notamment, enveloppent le visiteur dans une bulle acoustique d’une rare précision.

Excurio parvient ici à quelque chose de singulier : une VR qui ne cherche pas à impressionner par ses effets, mais par sa cohérence.

Une leçon d’histoire, une épreuve morale, une invitation à réfléchir

Au fil de l’aventure, la question se resserre : que vaut la justice lorsqu’elle est pervertie ? Et quel rôle joue un simple soldat, un simple habitant, un simple visiteur, dans un monde où tout vacille ?

Simon de l’Estang, troublé par ce qu’il voit, perd peu à peu sa naïveté. Son arc narratif est celui d’un jeune homme confronté à la complexité du réel — et c’est sans doute ce qui rend cette expérience aussi émouvante.

On sort de là un peu étourdi, encore englué dans le XIVe siècle, presque surpris de retrouver le bitume moderne après avoir longé les créneaux d’une Carcassonne spectrale.

Une brèche dans le temps

Les Derniers Remparts n’est pas seulement une attraction. C’est une œuvre.
Une méditation sur le pouvoir, sur la mémoire, sur l’acte même de raconter l’histoire.

Et c’est peut-être cela, le véritable enchantement : la VR, entre les mains d’artistes, d’historiens et d’ingénieurs, devient une machine à empathie. Une façon de rappeler que les pierres, les légendes, les batailles et les colères humaines continuent de résonner — pour peu qu’on accepte d’écouter.

Dans un monde saturé d’images rapides, cette expédition immersive rappelle la puissance d’un récit lent, minutieux, incarné. Un récit où l’on avance, pas à pas, dans les couloirs du temps.

Et où, parfois, on entend encore battre le cœur d’une cité.

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LENA GHIO   

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